LE REQUIN "REUNIONNAIS"


Le requin « réunionnais », fait social total ?

De quelle manière le requin « réunionnais » devient-il un fait social total[1] ? Nous tenterons, dans ce bref texte, d’explorer cette construction sociale qui mobilise un ensemble d’acteurs et d’institutions dans la gestion politique et médiatique d’un événement tragique, la mort d’un jeune surfeur causée par une attaque de  requin bouledogue. Plus globalement, notre réflexion nous amènera à interroger l’acceptabilité sociale de l’accident mortel dans une société qui valorise le risque et l’aventure tout en exigeant des garanties pour une sécurité renforcée. Il faut lire cet apparent paradoxe  aux regards d’enjeux économiques et de traditions culturelles qui relativisent le risque lorsque des intérêts financiers sont en question. Tout d’abord, précisons que le requin « réunionnais » n’existe pas en l’espèce. 


Les requins qui peuplent l’océan indien, dont la dangerosité est avérée, sont le plus souvent des requins bouledogues ou des requins tigres, plus rarement le redoutable requin blanc. Contrairement aux petits requins des récifs coralliens, (requin à pointe blanche ou à pointe noire, requin gris de récif) aujourd’hui en voie d’extinction en raison de la surpêche des mérous, ces squales sont cosmopolites. Ils peuvent parcourir des centaines de kilomètres en quelques heures et adoptent un mode de vie nomade. Cependant, bien que non sédentaires, ils apprécient les milieux turbides et l’eau douce des estuaires. Comme le souligne le Vice-Président de l’Association Vie Océane, Roland TROADEC[2] « Le requin bouledogue se rencontre autour de l’Ile en liaison notamment avec les écoulements des exutoires hydrographiques côtiers. C’est le requin le plus incriminé qui est connu pour son agressivité et sa dangerosité. C’est une espèce particulièrement adaptée aux milieux turbides, affectionnant les eaux douces ». Ils attaquent le plus souvent à la tombée de la nuit, vers 16h30 et lorsque le ciel est couvert. Dans ces conditions particulières, la pression anthropique accélérée par l’essor du tourisme sportif et de pleine nature va accroitre en quelque sorte les risques d’accidents mortels.

L’amputation de la jambe d’un touriste à Boucan Canot, puis la mort d’un jeune réunionnais à Trois Bassins des suites d’une hémorragie, provoquent une stupeur générale accentuée par le caractère fantasmatique de l’attaque des requins très bien illustré d’ailleurs par le film « Les dents de la mer » puisque cette histoire montre que les attaques de requins vont complètement déstabiliser une société locale. L’émotion est à son comble et des peurs ancestrales remontent en quelque sorte à la surface. Certains acteurs s’engagent dans des pêches punitives aussi dérisoires qu’inefficaces ; d’autres interpellent les élus en charge de la sécurité publique, d’autres encore incriminent la réserve naturelle qui aurait reconstituée un garde-manger pour  les prédateurs. La controverse suit l’émotion et une multitude d’acteurs se mettent en scène pour surmonter collectivement la situation jugée intolérable par chacun. Les surfeurs sont décontenancés, leur rêve s’étiole. Ils revendiquent, pour leur monde de glisse et d’exploits sportifs, la liberté de vivre intensément leur mode de vie tout en réclamant des mesures de sécurité. Rappelons que ces mesures de sécurité ont été mises en œuvre par les municipalités concernées par les spots de surf en embauchant des plongeurs équipés de perches censés repousser les requins et que le dernier accident s’est produit après la fin du service de ces « gardiens de spots ». Les marins pêcheurs sont également interpellés pour assurer les prélèvements autorisés par la préfecture. Il s’agit à la fois de réduire la population pour satisfaire les attentes populaires et de procéder à des marquages par balises afin d’approfondir la connaissance  scientifique du comportement des requins. Ils réclament pour cela un prix fort soutenu par les pouvoirs publics car la commercialisation du requin est très aléatoire et peu profitable contrairement à la pêche au gros, principalement le Marlin, l’Espadon et le Thon. De plus l’animal est particulièrement coriace à pêcher et brise fréquemment le matériel. Les commerçants de leur côté, qui vivent du tourisme sportif (Ecoles de surf, équipementiers, magasins de vêtements et d’accessoires) subissent une baisse rapide de leur chiffre d’affaires et voient leurs activités décliner et perdre de leur valeur. Les élus locaux, placés au cœur du tumulte, tentent de calmer le jeu, de chercher des voies  de conciliation de points de vue qui apparaissent inconciliables. Ils ont tendance à satisfaire par petites avancées leur clientèle électorale tout en se retournant vers l’Etat central pour obtenir davantage de moyens. Enfin, les scientifiques et militants écologistes tentent de tenir une position argumentée et raisonnée en situant les accidents dans une lecture des relations entre le développement rapide et accéléré de l’Ile et la protection d’un écosystème exceptionnel qui  subit, depuis une trentaine d’années, une dégradation inquiétante.

Dépassons à présent, le cas particulier des attaques de requins, pour interroger l’acceptabilité sociale des accidents mortels. Nous empruntons ici la voie tracée par Everett HUGHES[3] qui encourageait les comparaisons diversifiées. Comparons l’incomparable  en mettant côte à côte les accidents mortels qui se produisent chaque année à la Réunion : 60 à 70[4] personnes meurent chaque année dans des accidents de la circulation ; 6 à 7 femmes meurent chaque année sous les coups de leur conjoint ; 1 à 2 surfeurs meurent d’hémorragies à la suite de morsures de requins. Cette liste affligeante de données statistiques montre une capacité variable et situationnelle à accepter, tolérer, ignorer, relativiser l’intolérable.

Autrement dit, les requins les plus redoutables ne sont pas ceux qui peuplent l’océan indien.




[1] Nous empruntons cette  expression à Marcel MAUSS pour désigner un phénomène social révélateur de la mobilisation d’un ensemble d’institutions.
[2] Association particulièrement active pour la défense de la réserve marine et la promotion de la biodiversité. Le Quotidien de la Réunion du samedi 11/8/2012
[3] Everett HUGHES, Le regard sociologique, EHESS, 1996
[4] Etude de l’accidentologie au plan local, Ile de la Réunion ; C. CATTEAU, P. BAZELY, L’évolution récente de la mortalité à la Réunion, en regard des tendances en Antilles Guyane et en Métropole. 

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