L'INGENIERIE SOCIALE

L’ingénierie sociale, une démarche de transformation sociale ?

Est-il légitime de parler d’ingénierie sociale ? En posant cette question, nous souhaitons déconstruire une évidence, qui ferait de l’ingénierie sociale une dimension incontournable des politiques sociales et souligner le caractère polémique et contradictoire de la notion. L’ingénierie renvoie à la figure de l’ingénieur : «Personne apte à occuper des fonctions scientifiques et techniques actives, en vue de créer, organiser, diriger des activités qui en découlent ainsi qu’à y tenir un rôle de cadre » et «L’ingénierie est l’étude d’un projet industriel sous tous ses aspects (techniques, économiques, financiers, sociaux)  qui nécessite un travail de synthèse coordonnant les travaux de plusieurs équipes de spécialistes ; discipline ; spécialité que constitue le domaine de telles études » (Larousse). Pour le dictionnaire historique de la langue française Le Robert : « Ingénieur a d’abord désigné un constructeur, un inventeur d’engins de guerre ou un conducteur d’ouvrages de fortification, il s’emploie aussi au 17° et 18° siècle comme équivalent d’architecte, mais s’est spécialisé pour désigner une personne qui, par sa formation scientifique et technique est apte à diriger certains travaux, à participer à des recherches ; cet emploi moderne d’ingénieur apparaît au 18° siècle et se répand ave le développement de l’industrie ». Nous retenons de cette définition les notions d’étude, de projet et de pluridisciplinarité. L’ingénieur et l’ingénierie sont deux notions structurantes du champ industriel, elles s’appliquent à la production de machines, d’outils, de produits manufacturés.

Dans le champ de l’éducation et de la formation la notion d’ingénierie est utilisée (ingénierie pédagogique et de formation) mais le titre d’ingénieur reste protégé dans le cadre de la conférence des écoles d’ingénieurs. Nous pensons que le recours à ces termes, issus du monde de l’industrie (comme la question de la qualité et de la performance d’ailleurs), traduit une recherche de légitimation de fonctions en cours de professionnalisation. C’est une référence récente dans le champ de l’intervention sociale. Certes Frédéric LEPLAY, à la fin du 19° (1806-1882), au sein de l’école des Mines a encouragé le développement d’études sociales, sur les familles ouvrières notamment, en revendiquant le titre d’ingénieur social[1]. Mais il s’agissait davantage de doter les ingénieurs des Mines d’une culture en sciences sociales que de fonder une nouvelle profession. C’est seulement en 1977 que la notion est repris par Christian BACHMAN lors de la création du Centre d’ingénierie sociale à l’Université de Paris 13 (Villetaneuse). Christian BACHMAN a principalement fondé ses travaux sur la question des banlieues et des politiques de la ville. L’ingénierie sociale constitue alors un cadre pour penser les pratiques de développement social urbain.

L’un des rares ouvrages qui traite de l’ingénierie sociale est édité en 1989. Les auteurs, Vincent de GAULEJAC, Michel BONETTI, Jean FRAISSE[2] proposent un guide pratique du développement social. Selon les auteurs :

« Le savoir faire des ingénieurs sociaux a de multiples facettes. Ils doivent être capables de réaliser des diagnostics, traduire des hypothèses cognitives en hypothèses opérationnelles, transformer les organismes dont ils ont la charge et les impliquer dans des dispositifs d’action concertée afin de créer une synergie entre leurs moyens respectifs, comprendre les demandes sociales et permettre aux différents groupes sociaux de les exprimer et d’apprendre à les faire entendre, d’élaborer un projet, puis un programme avec différents acteurs ayant chacun un langage, leurs habitus, des logiques qui leur sont propres, trouver des appuis techniques pour mener des actions qui concilient les contraintes de gestion avec la poursuite d’objectifs sociaux : lutte contre la ségrégation et l’exclusion, réduction des inégalités, animer des équipes opérationnelles, issues de professions différentes et peu préparées à travailler ensemble, évaluer les situations critiques et les résultats des actions engagées » .

On retrouve dans ces propos les ingrédients qui constituent la matrice de l’action sociale territorialisée : diagnostic, analyse des besoins, gestion de projet, partenariat, évaluation.

Pour Pierre BOURDIEU l’ingénierie sociale est une pratique suspecte qui instrumentalise les sciences sociales au profit des pouvoirs institués.[3]

« Une bonne partie de ceux qui se désignent comme sociologues ou économistes sont des ingénieurs sociaux qui ont pour fonction de fournir des recettes aux dirigeants des entreprises privées et des administrations. Ils offrent une rationalisation de la connaissance pratique ou demi-savante que les membres de la classe dominante ont du monde social. Les gouvernants ont aujourd’hui besoins d’une science capable de rationaliser, au double sens, la domination, capable à la fois de renforcer les mécanismes qui l’assurent et de la légitimer. Il va de soi que cette science trouve ses limites dans ses fonctions pratiques ; aussi bien chez les ingénieurs sociaux que chez les dirigeants de l’économie, elle ne peut jamais opérer de mise en question radicale ».

Cette dénonciation d’une allégeance de pratiques demi-savantes d’ingénierie sociale aux diktats des pouvoirs publics permet d’attirer l’attention sur la question de l’expertise et de la relation construite entre un commanditaire et un prestataire. Elle interroge aussi le statut de la science et de son utilité sociale, la critique distanciée et radicale d’un côté, l’instrumentalisation des connaissances à des fins politiques de l’autre.

La création récente du Diplôme d’Etat d’Ingénierie Sociale (DEIS) par le ministère des affaires sociales (2006) donne à l’ingénierie sociale une actualité et une légitimité. Elle est fondée sur l’identification, dans l’action sociale contemporaine, de nouvelles missions professionnelles. Ainsi, le ministère définit le profil de cadres développeurs de l’ingénierie sociale :

« Les transformations sociales, la territorialisation et la complexité croissante des dispositifs liés aux politiques sociales et à l’action sociale et médico-sociale, les exigences d’adaptation et de qualité des réponses à apporter aux besoins des usagers, la prise en compte du contexte européen, impliquent pour les organisations des besoins de compétences accrus, sur des profils de cadres managers et de cadres développeurs. Le métissage des compétences existe entre ces deux profils. Ainsi, si les titulaires du diplôme d'Etat d'ingénierie sociale ancrent principalement leurs compétences dans les registres du cadre développeur, ils sont aussi compétents dans le domaine de la mobilisation des ressources humaines. Ils sont tout d’abord des experts des politiques sociales, de l’action sociale et médico-sociale ».
Ces cadres développeurs maîtrisent
 l’expertise et le conseil, la conception et le développement, l’évaluation. L’expertise se décline dans la production de connaissances, la conduite d’action d’étude et de conseil, la communication et la gestion des ressources humaines.

L’ingénierie sociale au secours de la RGPP ?

Le rapport MOREL, inspectrice générale des affaires sociales, publié en 2009 dans un contexte de réorganisation des services de l’Etat (RGPP) nous offre une approche de l’ingénierie sociale et de son usage par l’appareil d’Etat :

«L’ingénierie sociale peut se définir comme une fonction d’ensemblier ou « d’assemblier » qui se situe dans la pratique, l’action, l’intervention, et apporte, ou aide à trouver, des solutions pour favoriser la résolution de problèmes du champ « sociétal ». Alors que les administrations et les services, voire les organisations du secteur privé, sont structurés sur un modèle du tuyau d’orgue, l’ingénierie sociale doit aller chercher, aider à regrouper, et utiliser des outils, des techniques qui peuvent venir d’univers différents. Mieux elle doit contribuer à rapprocher, à mailler des services et des organisations différentes[4] ».

Cette conception de l’ingénierie sociale au service de la cohésion sociale et portée par un Etat animateur[5] de politiques publiques est développée afin d’accompagner le regroupement des DRASS-DASS, des DRJS, des services de l’ACSE dans une grande direction générale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale. L’ingénierie sociale définie comme une fonction, et non pas comme un nouveau métier pour ne pas froisser les corps professionnels concernés, est en quelque sorte l’instrument d’une réforme des services de l’Etat. Pour l’auteur de ce rapport :

«L’ingénierie sociale est une compétence, et non un métier qui s’exprime au travers de trois savoir faire : l’expertise sociale qui passe par la compréhension d’un environnement complexe, des besoins de la population (observation sociale), du rôle et du positionnement des acteurs dans le système ; la capacité à concevoir et à élaborer, voire si ils existent, à utiliser des programmes adaptés aux réalités territoriales, à partir d’un diagnostic partagé : c’est la fonction d’assemblier » d’animateur qui fait appel à des pratiques de management (encadrement et mobilisation d’équipe ; conduite de projet ; organisation du travail etc. ;la capacité à évaluer les projets ou les programmes à partir notamment d’indicateurs qui reflètent l’efficacité et l’impact des actions produites ».

Les compétences transversales identifiées (expertise, conseil, animation) déjà bien éprouvées sur le terrain des politiques de cohésion sociale et territoriales sont appelées à devenir  les référents structurant d’une nouvelle approche de l’action sociale fondée sur la territorialisation des dispositifs de cohésion, de solidarité et d’égalité des chances.

A la lecture de ces textes qui émanent du ministère des affaires sociales[6], nous pouvons définir l’ingénierie sociale autour de quatre grandes fonctions :

1- la production de connaissances, et leur appropriation sociale, sur les phénomènes sociaux afin d’établir des diagnostic territoriaux, d’analyser la demande et les besoins de la population, de comprendre les systèmes d’acteurs impliqués dans la mise en oeuvre de politiques sociales ;
2- la conception de dispositifs (outils, méthodes, services, établissements, réseaux…) s’inscrivant dans le cadre de politiques publiques et répondant au plus près aux attentes de la population concernée ;
3- la conduite d’actions publiques conjointes (Diagnostic social et territorial, projet social, programme d’intervention sociale..) et l’animation de systèmes d’acteurs complexes ;
4- la conception et la conduite d’évaluation des actions, des dispositifs et des politiques.

Cette approche technicienne de l’intervention sociale s’inscrit bien dans l’air du temps d’une rationalisation de l’intervention par la compétence structurée au moyen de référentiels, de guides de bonnes pratiques[7] et de pratiques d’évaluation de la qualité du service rendu et des résultats obtenus. Cependant, nous pouvons interroger la pertinence et la légitimité de cette approche technicienne. En effet, pouvons-nous répondre à des questions sociales complexes par une expertise technique, une technologie de l’intervention et de l’évaluation faisant consensus ? 

Fonder un processus collectif de transformation sociale

A la lumière de la lecture que nous proposons de la question sociale et de sa reformulation nous pouvons inférer que la résolution des problème sociaux n’est pas réductible à la question des compétences des intervenants sociaux ou à une expertise technique et professionnelle possédée par quelques uns. Nous pensons qu’il s’agit d’un enjeu de société dont le traitement réclame la formation d’une expertise collective élaborée dans le cadre d’un débat démocratique.

Autrement dit, la question sociale devient un problème de gouvernance démocratique et territoriale appuyée sur des compétences collectives. L’ingénierie sociale peut être définie dans cet espace générateur de gouvernance démocratique territoriale dans la conception et la mise en œuvre de politiques publiques ; la production de compétences collectives par la production de connaissances et d’actions publiques. Dans cette perspective, l’ingénierie sociale doit, de notre point de vue, intégrer à son projet et à ses méthodes des logiques collectives, expérimentales et contribuer ainsi à générer des réponses appropriées, voire novatrices, validées démocratiquement.



[1] Antoine SAVOYE, Frédéric AUDREN, Naissance de l’ingénieur social, Ecole des Mines, 2008 – Frédéric LEPLAY, Anthologie et correspondance, Les études sociales, 142-144, 2005-2006
[2]L’ingénierie sociale, SYROS, 1989, p. 20
[3] Pierre BOURDIEU, Questions de sociologie, Les Editions de minuit, 1984, p.27
[4] DNJSCS
[5] Jacques DONZELOT, Philippe ESTEBE, L’Etat animateur, Esprit, 1994, 239p.
[6] Ministère du travail, des relations sociales, de la solidarité, de la ville.
[7] C’est la démarche retenue par l’Agence Nationale pour l’Evaluation Sociale et Médico- Sociale (ANESMS)

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