L'INNOVATION EST SOCIALE
Dans les perceptions
que nous construisons pour comprendre les changements constants qui travaillent
nos sociétés modernes, l’innovation est le plus souvent associée aux nouvelles
technologies et objets techniques qui transforment notre quotidien,
bouleversent les organisations et le contenu du travail, modifient les
pratiques sociales et culturelles. Synonyme, pour beaucoup, d’un progrès
soutenu par une croissance économique et l’épanouissement d’un bien-être
social, l’innovation apparaît comme la voie première de résolution des crises
économiques. Pourtant, l’innovation technologique ne garantit pas le progrès
social et le recours à de nouveaux objets peut se traduire par de nouvelles
dépendances qui sont loin de signifier un bien-être accru. Si l’innovation est
source de développement et de création d’emploi, elle a aussi des conséquences
lourdes en terme de suppression d’emplois et de déstructuration d’organisations
et d’appareils productifs. La position dominante et sacralisée de la
technologie dans une société de production et de consommation occulte trop
souvent les aspects sociaux et organisationnels de l’innovation.
Il est aujourd’hui
courant de distinguer, dans une perspective d’inventaire et de
clarification l’innovation technologique (la téléphonie mobile), l’innovation
organisationnelle (le juste à temps) et enfin l’innovation sociale (une crèche
inter entreprises). Ce triptyque a le mérite de permettre un premier niveau de
catégorisation, mais il est insuffisant pour définir les processus complexes,
individuels et collectifs, qui apparaissent au coeur des enjeux de
transformation des pratiques et des représentations collectives. Nous retenons
l’idée que l’innovation est un processus social de la conception à l’usage.
C’est une construction sociale qui est localisée, dans une organisation, un
réseau, un territoire, et qui apparaît dans une situation où des acteurs
décident d’expérimenter de nouvelles combinaisons, de connaissances et
d’actions, pour répondre à des besoins collectivement identifiés.
Ainsi comme le souligne
les chercheurs du CRISES : « L’innovation est une
construction sociale et territoriale dont la production et les effets dépendent
des contextes socio-économiques conflictuels et hiérarchiques, aussi bien
locaux que mondiaux (..) Le territoire médiatise et institue des arrangements
d’acteurs productifs, des organisations, des processus décisionnels,
permettant l’émergence de cultures d’innovation spécifiques, mais pas isolés ni
indépendants de contextes plus globaux »[1]. Ils
insistent sur l’importance des contextes territoriaux et la combinaisons, voire
l’encastrement des logiques économiques et sociales en référence aux travaux de
Karl POLANYI : « Le
renouvellement du concept d’innovation est aussi en corrélation avec la
redécouverte des travaux de POLANYI[2] (1944) qui redéfinissent le champ de ce qui est
économique comme un ensemble dynamique de processus sociaux en continuelle
transformation dont découlent des formes d’intégration relevant de la
réciprocité (logique symétrique) de la redistribution (logique centralisatrice)
et de l’échange (logique de marché). Dans cet ensemble de processus
l’innovation peut être vue comme étant traversée par un double mouvement
d’appropriation et de territorialisation »[3] .L’innovation, réponse
créatrice à des besoins sociaux est aussi une action destructrice de formes
antérieures et de croyances qui va rendre obsolètes des objets et des
conceptions de l’action. Cette création destructrice, identifiée par Joseph
SHUMPETER[4], suscite des
résistances qui sont des freins à la diffusion des innovations et à la
généralisation de leur usage. L’innovation va aussi faire émerger de nouveaux
acteurs, inscrits dans des réseaux et qui vont s’engager dans la promotion des
nouveaux objets et contribuer ainsi à leur appropriation sociale. L’inventeur,
le créateur, le chercheur, l’entrepreneur, le promoteur, l’utilisateur sont
différentes figures d’acteurs qui vont constituer des réseaux porteurs du
processus d’appropriation de ces nouveaux objets, produits, services ou
configurations productives.
Dans
un document de travail récent (août 2009), le Think Tank européen « Pour
la solidarité » (www.pourlasolidarite.be) demande si
l’innovation sociale en Europe est un nouvel animal de cirque ou un élément de
réponse pertinent à la crise économique, sociale et environnementale. Les
rédacteurs de ce working paper citent le président de la commission Européenne
qui a souligné le 20 janvier 2009 le lien qu’il convient d’établir entre la
crise et le besoin d’innovation : « La crise financière et économique a encore accru
l’importance de la créativité et de l’innovation en général, et de l’innovation
sociale en particulier, comme facteurs de croissance durable, de création
d’emplois et de renforcement de la compétitivité ». Ainsi, sans remettre en
cause les mécanismes économiques et financiers générateurs de ces crises,
l’approche néo-libérale européenne met en avant le discours sur l’innovation et
la société de la connaissance, comme l’unique réponse aux aléas des chocs
économiques. Les rédacteurs de cette contribution, distinguent l’innovation
technologique de l’innovation sociale : « Contrairement à la notion d’innovation technologique,
anticipatrice et centrée sur la notion d’offre et de progrès (innovation pull),
l’innovation sociale, quant à elle est liée à la demande. Elle répond de
façon rétrospective (innovation push) à des lacunes de la politique sociale.
Poussée par les nouvelles technologies de l’information, l’innovation sociale
réapparaît dans un contexte d’essoufflement des modèles classiques de compromis
social à la scandinave ou de bureaucratie inspirée par l’intérêt général à la
française. Actuellement, ses promoteurs sont issus des cultures anglo-saxonne
ou nordique proches de la « troisième voie britannique » et des
thèses sur la gouvernance procédurale et la démocratie participative ». Nous retenons de cette
approche la distinction entre l’offre d’innovation (technologique) et la
demande d’innovation (sociale). Nous identifions également les usages
politiques de la notion qui peuvent justifier ainsi la remise en cause, par la
mise en exergue d’innovations sociales, des acquis de l’Etat Providence.
Au
plan régional, l’innovation est construite comme un enjeu central du
développement économique et social du territoire. Le schéma régional de
l’innovation de la région Bretagne présente « les enjeux et les
objectifs sur lesquels se basent les dispositifs de soutien mis en
oeuvre. Il établit les modalités de gouvernance de l’innovation en Bretagne.
L’objectif de ce schéma est de mieux répondre aux besoins des PME en matière
d’innovation. Le plan d’action détaille de façon très opérationnelle les
réponses aux enjeux identifiés pour : 1- renforcer et consolider
l’économie existante par l’innovation, 2-diversifier l’économie bretonne par
l’innovation, 3- favoriser l’ouverture vers l’extérieur dans entreprises et des
autres acteurs de l’innovation[5] .
Le schéma recense sept types d’innovations : l’innovation de produit, de
service, de procédé, d’équipement, de marketing et de commercialisation, le
design et enfin l’innovation organisationnelle et sociale. L’innovation
organisationnelle et sociale correspond à de nouvelles méthodes dans
l’organisation des pratiques et des procédures, les relations extérieures de
l’entreprise, l’organisation du travail, la gestion des ressources humaines, les
conditions de travail…Le schéma situe les enjeux de l’innovation au cœur de
l’entreprise (organisation, conditions de travail et ressources humaines) et
des relations que tisse cette entreprise avec son environnement proche ou plus
lointain (dans une perspective d’exportation). Implicitement l’innovation
organisationnelle et sociale, qui prête une attention particulière aux
conditions de travail et aux ressources humaines, peut apparaître comme des
ajustements à opérer afin d’accompagner des mutations profondes de l’appareil
productif, mutations générées notamment par les innovations introduites dans la
manière de produire des biens et des services. Il n’est pas ici question
d’entreprise sociale ou d’économie sociale. Il n’est pas non plus question de services
aux personnes ; de politiques, dispositifs et services sociaux et
médico-sociaux. Globalement la rhétorique de l’innovation développée dans le
schéma régional repose sur une vision qui associe innovation et
prospérité ; l’innovation étant considérée comme le principal déterminant
de la valeur ajoutée[6]. Cette évidence,
occulte les effets destructeurs de l’innovation technologique. Le schéma
n’interroge pas non plus le modèle de croissance visé puisqu’il s’agit d’être
compétitif dans une économie mondialisée hyper concurrentielle « tournée vers l’anticipation des évolutions des
marchés » avec toutefois une
référence au cycle vertueux du développement durable, ce qui est aujourd’hui
une figure imposée du discours politique.
Les
explorations conceptuelles conduites à partir d’une littérature, la rencontre
avec des acteurs et des chercheurs et l’analyse empirique des initiatives
sélectionnées nous amènent progressivement à élaborer un raisonnement sur les
logiques de construction de définitions de l’innovation. Il ne s’agit pas pour
nous de retenir une définition, unique ou unifiée, de l’innovation sociale mais
de souligner les différentes approches pour les comprendre et en retirer des
supports d’analyse de nos études de terrain.
En
premier lieu, l’innovation sociale est conçue et motivée par les acteurs comme
la réponse appropriée à des besoins sociaux non satisfaits. L’innovation est
ainsi définie par la demande par opposition à une innovation définie par
l’offre de nouveaux objets et services et par la création de besoins de
consommation. Notons que cette distinction est discutable pour les sociologues
de l’innovation[7] qui
identifient une relation étroite des logiques de construction de l’offre et la
demande.
En
second lieu, l’innovation sociale est pensée comme une évidence ou une
nécessité. Il s’agit de transformer des pratiques jugées obsolètes dans un
champ particulier, les politiques sociales, l’économie sociale…Dans cette
perspective, l’innovation sociale est une réponse à la nécessité perçue par les
acteurs de réformer des politiques publiques ou encore de constituer un modèle
alternatif au modèle dominant.
D’autres
approches insistent sur les cycles et les processus. Dans ces perspectives
diachroniques, l’innovation sociale est analysée en termes de ruptures ou au
contraire comme une succession de progrès continus. Ainsi, en référence aux
travaux de SHUMPETER[8], l’innovation
est caractérisée par sa capacité de rupture avec des formes anciennes de
conception, de production, d’élaboration de produits et de service. Il s’agit
d’une destruction créative qui transforme profondément le champ de production
et de consommation concerné. Contrairement à l’innovation radicale,
l’innovation incrémentale ou ordinaire, analysée par Norbert ALTER[9] dans le champ
organisationnel, est inscrite dans un processus continu d’amélioration des
idées, des pratiques et des produits.
Enfin, et c’est
l’approche que nous privilégions, l’innovation sociale est conçue comme un
processus d’apprentissage et de coproduction collective inscrit dans le temps
et dans l’espace. Notre orientation de recherche principale qui propose
d’établir une relation entre le croisement des savoirs et la production
d’innovation sociale, nous amène à l’idée d’un processus collectif
d’apprentissage et de coproduction de nouvelles combinaisons et imbrications de
solutions sociales, organisationnelles, techniques, relationnelles,
conceptuelles… Le tableau présenté ci-après schématise cette approche
modélisant le processus d’innovation en quatre temps : la genèse,
l’expérimentation, la cristallisation et l’appropriation.
Processus de la fabrique du social :
PHASES
|
SITUATIONS
|
ACTEURS
|
OBJETS
(ACTANTS)
|
FORMES
|
GENESE
Traduction 1 : de l’idée au projet
|
Incertitude et insatisfaction de la situation
vécue ;
Représentation partagée
|
Initiateur
Fondateur
Concepteur
Inventeur
Alliés
|
Diagnostic
Appel à projets (ASOSC, FSE, DIESES)
Commande
|
Equipe
Groupe
Collectif
Réseau
Coopérative
Association
|
EXPERIMENTATION
Traduction 2 : du projet à la réalisation
|
Incertitude de l’expérimentation
Tâtonnement ; mobilisation collective
|
Entrepreneur
Développeur
Coopérateur
Partenaire
|
Conventions, contrats
Programme de recherche
Projet social, culturel, économique
|
Partenariat de développement
Territoires d’expérimentation
Réseaux
|
CRISTALLISATION
Traduction 3 : formalisation et production
d’objets
|
Certitude et satisfaction ; résultats tangibles
|
Rédacteur
Producteur
Concepteur
Designer
Architecte
Ingénieur
|
Guides méthodologiques
Logiciel
Produits, services
Habitat
Entreprise coopérative, associative
Evènements
Centre de ressources
|
« Ateliers de production »
Compétences associées – prestataires
|
APPROPRIATION
Traduction 4 : de la diffusion /essaimage à la
reconnaissance sociale
|
Incertitude, concurrence, controverses,
conflits ; accords
Désengagement
Notoriété
|
Médiateur
Animateur
Industriel
Commercial
Elu
Collectivité publique
Marché
|
Colloque
Séminaire
Site
Publication
Communication
|
Réseaux
Territoires
Fédérations
Médias
|
Présentation du
programme La fabrique du social, expérimentation et innovation sociale :www.lafabriquedusocial.fr
[1] J-M FONTAN, J-L KLEIN,
DG TREMBLAY, Innovation et société : pour élargir l’analyse des effets
territoriaux de l’innovation, Géographie, économie et société, 6, 2004,
pp.115-128
[7] Alexandre MALLARD,
Comment les chercheurs peuvent-ils s’impliquer dans l’innovation sociale ?
L’hybridation des savoirs en question, Centre de sociologie de l’innovation
(www.lafabriquedusocial.fr)
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