ENGAGEMENT ASSOCIATIF ET COOPERATION


Nous définissons la coopération sociale comme la capacité des acteurs à concevoir collectivement un objet commun en mutualisant leurs ressources pour agir ensemble dans un contexte contraignant et inventer ainsi des réponses appropriées, voire novatrices, d’utilité sociale pour satisfaire l’intérêt général. Nous ajoutons que la coopération sociale se développe au cours d’un travail coopératif qui se structure dans le temps à partir de différentes étapes de construction d’un accord sur l’objet, les modalités, la visée. Il est possible d’identifier une phase initiale de rencontres, d’échanges, de connexions génératrice de liens. Cette première phase communicationnelle obéit à des rites d’interaction, d’identification réciproque des différences et des convergences. Par le jeu coopératif ainsi élaboré il est possible d’engager une deuxième phase, celle de la construction collective et de la mutualisation.  Dans sa théorie de la justice John Rawls[1] fait de la coopération sociale l’un des fondements d’une société démocratique considérée comme un système équitable de coopération entre des citoyens eux-mêmes considérés comme libres et égaux, la liberté associative constituant l’une des libertés fondamentale nécessaire à l’engagement politique. Cette coopération sociale est particulièrement active dans le mouvement associatif. Elle est présente bien entendu dans d’autres espaces de structuration de l’action collective (collectifs, mouvements politiques, syndicats). Pour nos travaux, qui comportent une dimension praxéologique, nous privilégions l’observation des associations d’éducation populaire qui oeuvrent sur les quartiers de grands ensembles. S'intéresser à la question de la coopération sociale suppose de s'interroger sur ce qui assemble des acteurs et ce qui les sépare. Cette réflexion impose aussi de situer le mouvement social, ses forces et ses faiblesses dans un contexte de transformation de l’individu, de ses appartenances et plus généralement du modèle de développement de notre société. Il s'agit donc d'un vaste projet dont le présent développement ne constitue qu'une modeste ébauche.

 Changement social et dynamiques associatives

La société française change, se transforme et jamais la place des associations n'a été aussi importante pour maintenir la cohésion sociale. Pour justifier cette déclaration, nous pouvons identifier des signes de transformation qui touchent à la construction de l'individu et du lien sociétaire. Premièrement, l'affaiblissement progressif mais généralisé de l'influence des principales institutions de socialisation - école, armée, église- interroge la manière dont l'individu se construit et construit son rapport aux autres. Dans ce contexte de crise du programme institutionnel[2], les univers sociaux sont moins déterminés par la tradition et la norme, ils se fragmentent et l'individu doit davantage construire sont identité et ses appartenances[3]. La famille, malgré les turbulences des divorces et des recompositions reste le pivot central de ressourcement, de solidarités et de dépendances. Elle demeure l'espace de socialisation primaire par excellence. En raison de la généralisation du salariat féminin et de l'urbanisation des modes de vie, cet espace de socialisation s'élargit progressivement à la famille nourrice ou au jardin d'enfants, crèche parentale ou crèche municipale. Ensuite l'école, comme le centre de loisirs et l’équipement de quartier (le Centre social, la MJC, la Maison de quartier, le Centre culturel, le club sportif), deviennent des lieux complémentaires de socialisation qui assurent le passage de l'entre soi familial à une communauté éducative, ouvrant ainsi aux jeunes les portes du monde et de la société. Plus tard, en raison d'une socialisation secondaire par le travail rendue plus aléatoire et plus lente, les équipements de quartier, comme d'autres lieux d'investissements individuels et collectifs offrent des opportunités de socialisation hors travail[4], alternatifs et créatifs. Face aux difficultés d'insertion professionnelle des jeunes, la famille, comme les équipements culturels et socio-culturels constituent des lieux et des temps de transition et de réassurance. La fragilisation de la société salariale et la précarisation d'une part croissante de la population ont généré un renforcement des inégalités sociales et une accentuation des ségrégations socio-spatiales[5]. Le délitement de liens sociaux, la montée en puissance des violences urbaines, le repli communautaire sur des bases ethniques ou religieuses, interroge notre capacité collective à faire société[6], et à traduire dans les faits les valeurs de la république. Cette situation témoigne du hiatus qui s'est créé entre la conception d'un citoyen abstrait idéalisé par et pour la république et le citoyen concret, localisé[7] et confronté à la difficulté de vivre au quotidien la liberté, l'égalité et la fraternité. La question de la citoyenneté est d'ailleurs fréquemment évoquée de manière incantatoire, notamment lors de stupéfiants résultats électoraux. Deuxièmement, la recomposition des territoires de l'intervention publique des pays à l'Europe en passant par la régionalisation, affaiblit le rôle de l'Etat, garant principal de la cohésion sociale et du fonctionnement des instances républicaines.  La mondialisation libérale accentue la déstabilisation des fondements du pacte républicain et encourage la marchandisation généralisée des activités humaines. Dans ce contexte, le mouvement associatif constitue un espace intermédiaire de socialisation et de sociabilité, d'apprentissage de la citoyenneté et aussi d'alternative aux pratiques instituées ou bureaucratiques.  Troisièmement, la crise de confiance à l'égard des appareils et de la classe politique, le désenchantement de la référence idéologique conduisent les acteurs à définir un engagement distancié[8] et volatil. Les causes humanitaires et protestataires sont aujourd'hui plus mobilisatrices que l'engagement dans un conseil d'administration d'une association ou dans une section d'un parti politique. Le pari du projet associatif fondé sur des valeurs de laïcité, d'inter-culturalité, de démocratisation culturelle et d'éducation populaire est probablement de transcender les logiques individualistes, de spécialisation et de fragmentation d'univers sociaux structurés par des pratiques affinitaires pour créer des synergies sociales et culturelles.  L'idéal républicain sacralisant le lien direct entre le citoyen et la république avait justifié la loi Le Chapelier[9] interdisant les coalitions ouvrières et les corporations. Ce dogme et cette législation d'inspiration libérale puisqu'il s'agissait alors de libérer le travail de l'emprise des corporations, ont eu pour effet de ralentir la formulation d'un droit de l'association et aussi du droit syndical alors que les forces populaires construisaient dans leurs luttes des alternatives économiques, sociales et éducatives[10]. Il faudra attendre les lois Waldeck Rousseau[11] de 1884 pour que les grèves soient autorisées et les droits syndicaux reconnus, puis la loi de 1901 pour l'exercice du droit d'association. Aujourd'hui, la victoire de l'économie capitaliste libérale[12] conduit à la banalisation accélérée de l'économie sociale et de l'éducation populaire, secteurs dont l'utilité sociale est actuellement interrogée[13]. Dans ce contexte, les associations souvent instrumentalisées dans le cadre de politiques publiques réparatrices, au risque de disparaître, doivent redéfinir leur place entre le marché et les contraintes d'une délégation de service public.


 Coopération sociale et individualisme moderne

Tout d’abord, nous pouvons identifier des forces contraires à la coopération sociale. L’observation des changements qui travaillent le secteur associatif montre que des forces de décohésion sont à l’œuvre, elles interrogent le sens du projet associatif et la nature du lien sociétaire. Au titre des forces de décohésion du mouvement associatif nous trouvons l'esprit de consommation qui exprime aussi un effet de la marchandisation de la culture et du loisir. Dans cette perspective, l’association devient un prestataire de service qui obéit aux règles du marché et aux caprices du consommateur. Le repli hédoniste et l'individualisme, qui peuvent exprimer une crainte ou un fatalisme face à une société complexe et hostile, vont aussi à l'encontre de la formation d'un dessein collectif commun. Nous pouvons aussi considérer que la spécialisation disciplinaire génère et accentue la division en espaces relationnels et de pratiques autour de valeurs spécifiques, de distinctions culturelles et sociales. La fragmentation du secteur associatif autour de micro-projets et de micro-appartenances va à l'encontre de l'adhésion à un projet global constitutif d'une citoyenneté revendiquée. De plus, la dépendance conventionnelle, l'instrumentation voire l'instrumentalisation[14] par les politiques publiques, les excès de professionnalisation ont pour effet de réduire l'expression des initiatives militantes. Enfin, l'esprit de clocher, de chapelle, de corps instaurent une concurrence stérile entre territoires, projets, structures de coordination.  A l'inverse, le travail en réseau, la recherche de complémentarités et d'alliances sont constitutifs d'un rapport de forces plus favorable et légitime. Pour modérer les logiques concurrentielles et individualistes et privilégier la coopération sociale en donnant la priorité au collectif sur l'individu, et à l'individu sur le capital, il est possible d'ébaucher un modèle heuristique et opérationnel. Tout d'abord en affirmant comme postulat initial que la cohésion associative est un processus en construction, à la fois objectif et subjectif, qui est le résultat d'une négociation entre acteurs pour la conciliation de logiques d'action plurielles. En référence à Yvan Illich[15] et à la lumière des expériences analysées, nous considérons que la convivialité des rapports sociaux et le renforcement des liens sociaux, socialisation et sociabilité, constituent une richesse collective qui assure l'intercompréhension et l'implication. Cette convivialité se traduit par des sentiments partagés (amour, amitié, civilité), des échanges égalitaires fondés sur le don et la réciprocité. Elle suppose de donner du sens aux différents contrats qui lient les associés: adhésion, mandat, salariat, bénévolat. Cette convivialité a aussi une dimension politique puisqu'elle ouvre un espace d'expression et d'appropriation (des outils, du langage, de l'espace public) à chacun de membre d'une collectivité.  La coopération, dans le sens d'agir ensemble au bénéfice de l'intérêt collectif et de l'intérêt général, est le deuxième vecteur de cohésion associative. Cela suppose de concilier des logiques plurielles, de mutualiser des compétences, d'animer des espaces d'expression et de collégialité. Mais cette coopération parfois consensuelle est souvent conflictuelle. Accepter la coopération conflictuelle en considérant le conflit, la médiation et la négociation comme des moteurs de changement et de construction d'un sens partagé peut constituer les outils d'un renouveau de la pédagogie institutionnelle propre à l'éducation populaire.  Les conflits qui ponctuent l'histoire des fédérations et coordinations associatives peuvent être analysés comme la construction d'un ordre négocié dans un contexte de transformation sociale. Les ruptures, scissions constatées, signes de décohésion associative, révèlent l'incapacité des acteurs à trouver les outils et les méthodes de médiation et de négociation. Les forces d'éclatement ont été plus fortes que celles de la cohésion associative. L'adhésion à des valeurs communes, l'élaboration d'une vision partagée et la mise au point de pratiques conformes aux valeurs et espérances énoncées constituent également des éléments constitutifs de l’attachement d’un individu à un collectif d’action et de réflexion. L’étude récente réalisée sur l’engagement bénévole montre que l’associatif est souvent le creuset d’un engagement relationnel assurant une synergie possible entre intérêt personnel et satisfaction d’intérêts collectifs[16]. Les relations entre engagement associatif et investissement public sont certes constatées dans de nombreuses associations militantes. Cependant, nos études[17] montrent que l’on ne peut pas en faire une généralité. En effet, le monde des associations comporte aussi une nébuleuse de groupements d’intérêts individuels  et collectifs qui se mobilisent sur un objet précis et qui a souvent peu d’impact sur l’espace public.  A ce stade de notre réflexion, où nous tentons d’articuler ces notions, nous soulignons l’importance de la coopération sociale dans le développement de liens sociaux, la constitution d’un capital social, propriété collective territorialisée fondée sur la confiance et la réciprocité. La coopération sociale qui se développe dans différents cercles et réseaux relationnels constitués par des liens familiaux, amicaux, de voisinage ou encore des implications professionnelles, associatives, culturelles, suppose l’engagement des acteurs autour d’un objet commun : une idée, un enjeu, une activité, un intérêt. Or cet engagement est aujourd’hui marqué par deux processus associés qui transforment la relation entre l’individu et le collectif. Le premier est l’affirmation de l’individualisme moderne, le second l’apparition d’un engagement distancié et réflexif.  L’affirmation de l’autonomie individuelle s’accompagne d’une recomposition du rapport à la tradition et à l’institution. Moins déterminée par l’appartenance, l’individu acquérant une plus grande liberté peut jouer sa propre partition en négociant des relations évolutives et plurielles.  Ainsi l’individu libéré de contraintes sociales, traditionnelles et institutionnelles, va affirmer son individualité en mobilisant des ressources pour s’associer et assurer ainsi son intégration à la société. Cet effort constant de construction de soi et de négociation d’une place dans le jeu social fait la part belle à la performance individuelle, à la capacité créative, à  l’aptitude à se mettre en scène et à tisser des réseaux relationnels. La  figure de l’entrepreneur, de l’artiste, du gagnant  s’oppose à celle du faible, du dépendant, de l’isolé, de l’infirme.   Cet individu autonome qui se construit de l’intérieur est certes plus libre, il est aussi plus fragile. Il a besoin pour tenir debout des supports sociaux que constituent les réseaux relationnels que ses activités vont lui offrir. Ce processus d’individuation qui transforme la relation à la tradition et à l’institution, conduit l’individu à choisir les espaces relationnels d’investissement en négociant un engagement distancié et réflexif. Libéré des obligations et des contraintes imposées par des appareils et des modèles généraux, il va construire ses implications en fonction de ses intérêts de celle de ses proches, et aussi de la représentation qu’il peut avoir du sens. L’engagement (politique, associatif, syndical) n’est plus une évidence qui s’impose à l’individu en raison de son histoire, de celle de sa famille, de ses appartenances à un groupe social ou ethnique, mais un choix réfléchi, négocié, et délimité. Cette position réflexive de l’engagement conduit l’individu à mesurer ses implications, à garder sa capacité de distanciation, à changer de voie selon l’évolution des situations. Les travaux des chercheurs du CRESAL mettent en évidence les transformations profondes de l’engagement associatif et politique :  « Quatre dimensions de cette évolution sont particulièrement explorées. La première est la mise en avant du « je » par rapport au « nous » et la résistance aux idéologies collectives qu’elle incarne. Les individus jouent eux-mêmes un rôle de plus en plus actif dans la création et l’animation collective, actant là des transformations du rapport entre l’individu et le collectif dans nos sociétés (ION, RAVON 1998[18]). La seconde dimension est temporelle ; il s’agit du primat du court terme. L’action immédiate est devenue centrale et modèle les formes d’organisation, puisque les militants se mobilisent davantage dans des opérations coups de poing » que dans des causes de toute une vie et médiatisent leurs engagements pour obliger la sphère politique à parer à l’urgence, à changer le droit. Le cas récent des enfants de Don Quichotte mobilisés sur la cause des sans domicile fixe apparaît à ce titre comme exemplaire. La troisième dimension est celle de la « multi-appartenance » associative ou militante, qui fait dire aux chercheurs du CRESAL que le verbe militer se conjugue au pluriel (ION, FRANGUIDAKIS, VIOT 2005[19]). Enfin, la quatrième dimension est relative aux questions d’échelles et de territoires de la citoyenneté. C’est moins le lien national de la citoyenneté républicaine qui semble nourrir l’engagement citoyen que le lien de sociabilité et de proximité incarné  dans la communauté de voisins, d’utilisateurs, de malades ou de sans papiers (ION, RAVON 1998) »[20]. Ces analyses issues de multiples études sectorielles dessinent  les transformations à l’œuvre. Il serait imprudent d’en faire un modèle général qui serait en mesure de caractériser des pratiques sociales plurielles. Il importe de contextualiser les analyses, de veiller à prendre en compte les processus historiques et générationnels. Les études réalisées au cours d’un long compagnonnage heuristique avec le mouvement des MJC, confirment ces transformations tendancielles mais elles ne signifient pas la rupture avec une tradition militante. Elles permettent plutôt de penser la superposition de logiques différentes qui  construisent du sens collectif par l’expérience partagée, l’expérimentation, des événements ludiques, festifs, culturels ou politiques.


Engagement associatif et réalisation de soi

L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981, va non seulement happer un certain nombre de militants associatifs vers des fonctions politiques, elle va aussi désenchanter la référence idéologique. Les aléas de l’exercice du pouvoir, ses déviances, vont conduire à la formation d’une distance critique, voire une crise de confiance à l’égard des appareils, de la classe politique et des idéologies fondées au 19eme siècle par la lutte d’émancipation du monde ouvrier. La chute du mur de Berlin, le déclin de l’URSS vont accentuer la rupture avec ces filiations. L’engagement progressiste va alors s’orienter vers le local, l’environnemental, l’humanitaire. Durant la même période, l’Etat entreprend de grandes réformes de décentralisation de l’action publique. De plus, il expérimente en mobilisant le local des politiques sociales et culturelles territorialisées et contractuelles. Les politiques de la ville, de l’insertion des jeunes et des populations pauvres et marginalisées inaugurent une nouvelle manière d’animer l’action publique. Les lois de  décentralisation, comme d’ailleurs la construction européenne, vont modifier sensiblement le rôle de l’Etat qui perd de nombreuses prérogatives dans le domaine du droit, de l’éducation, de l’intervention sociale…Ajoutons à ce tableau, la montée en puissance des agglomérations, des communautés de communes et des pays, qui construisent sur leur territoire d’intervention des politiques d’aménagement et de développement fondées sur une vision régionale et polycentrique.  Cette mutation s’accompagne d’une réforme des modes de régulation des actions et des acteurs. La contractualisation, le travail en réseau, la mise en concurrence des projets, l’évaluation, sont imposés dans une perspective de rationalisation et de modernisation de l’action publique. Impliqués dans les contextes locaux et régionaux en mutation depuis vingt ans, les acteurs associatifs investissent ces nouvelles opportunités et transforment leurs pratiques et territoires d’intervention dans le processus complexes de l’adaptation à de nouveaux enjeux, de nouveaux moyens, de nouvelles perspectives et aussi de nouvelles contraintes. Comme l’a montré Jacques ION[21] le système d’engagement intégré qui se traduisait par une implication de longue durée dans un ensemble d’espaces de revendications et de luttes (l’entreprise, le quartier, l’école) laisse place à des formes d’engagement distancié qui se développent également sur des espaces variés, mais dont la durée est plus aléatoire. La crise de confiance à l’égard de la classe politique, d’une part, le déclin des idéologies globales ou totalitaires, d’autre part, laissent place à la réaction protestataire ou encore à la défense d’objets singuliers (mouvement anti-mondialisation, promotion de la taxe Tobbin, engagement humanitaire, mouvement anti-ogm, défense des musiques actuelles et des raves-party…). Il ne s’agit donc pas d’un déclin de l’engagement idéologique et politique mais la marque d’un changement de terrain, d’objet et de forme. La méfiance à l’égard des appareils –idéologiques et organisationnels- , la crainte des déviances générées par la délégation et la concentration des pouvoirs, conduisent de nouvelles générations de militants à adopter une posture réactive, réflexive et critique. Cette nouvelle exigence interdit la pratique du prosélytisme et l’intégration de l’adhérent dans un modèle d’engagement qui se trouve en décalage profond avec ses pratiques et ses aspirations. Si l’intégration au système organisationnel classique subsiste par des efforts relationnels ou encore des jeux stratégiques (la professionnalisation par exemple), ces formes d’organisation et d’intervention se développent de manière autonome et spontanée en dehors où à la marge des équipements et des structures.
Les organisations associatives, en référence à la mission d’éducation populaire, peuvent contribuer à la formation de ces nouveaux acteurs pour le territoire et le mouvement social et pas simplement pour justifier un fonctionnement institutionnel. C’est donc la recomposition des pratiques et de l’engagement qui conduit à repenser collectivement la relation entre les acteurs et leurs initiatives. La transversalité de l’organisation et son ouverture par de multiples connexions possibles, définition élémentaire du réseau, s’impose aujourd’hui au détriment d’une vision verticale, hiérarchisée et verrouillée. 

L’étude réalisée sur l’engagement des bénévoles dans les MJC de Bretagne[22] montre que l’engagement associatif trouve son origine, en premier lieu, par un engagement personnel « une volonté d’engagement », « une sensibilité au projet » ou encore l’adhésion à un mouvement d’idées. Dans une moindre mesure, cet engagement est orienté par un environnement familial ou amical. Notons également que l’engagement associatif peut s’inscrire dans le prolongement d’une activité professionnelle, c’est le cas notamment d’enseignants, de travailleurs sociaux mais aussi de jeunes à la recherche d’une voie professionnelle. Les domaines de l’engagement sont multiples, ils sont principalement marqués par l’animation culturelle ou l’organisation d’événements, d’une part, la gestion de la structure, d’autre part. Notons également, un intérêt pour l’accompagnement éducatif et les actions de communication. Lorsque l’on interroge les bénévoles sur l’histoire de leur parcours associatif on est tout d’abord frappé par la grande diversité des pratiques et des registres de justification de cet engagement. Le tableau présenté ci-après offre une classification par grands types de parcours à partir d’une analyse de contenu des réponses à notre enquête. Nous avons identifié cinq types qui illustrent les différentes manières de construire un parcours associatif. En premier lieu, nous trouvons deux groupes principaux, l’un structuré par la pratique d’une activité (27%), l’autre par l’intérêt pour les questions éducatives (17,5%). Ensuite, nous pouvons identifier trois types secondaires. Le premier est caractérisé par la dimension relationnelle de l’engagement (11,4%), le second par le militantisme (9,5%) et le troisième par le prolongement d’une activité professionnelle ou par un enjeu de formation. Ainsi l’étude montre la construction de parcours associatifs diversifiés qui coexistent, se rencontrent et se transforment. Les dynamiques individuelles, collectives et institutionnelles favorisent les apprentissages et la prise de responsabilités comme le montrent les témoignages présentés ci-après.



Diversité de l’engagement associatif


Orientation du parcours
Justification
Témoignages
Effectifs
Activité
La pratique d’une activité sportive, culturelle, de loisir
Par le biais de mes enfants, je me suis investi dans leur club sportif, foot puis basket. J’ai participé au management de l’équipe pour la MJC.
Je me suis inscrite  à la MJC pour faire du Théâtre. J’ai rencontré mes amis dans la structure.
Cherchant à m’engager je me suis tourné vers ce lieu de rencontre convivial, qui de plus véhiculait des idées et des valeurs conformes aux miennes
 57/27%
Education
L’éducation de mes enfants, des enfants, des jeunes, des activités de soutien scolaire, et d’entraide
J’ai apporté de l’aide dans les domaines de mes enfants –scolaire, musique, sport, bibliothèque- effet « boule de neige » en s’impliquant dans d’autres activités.
Volonté de faire de l’aide aux devoirs pour les jeunes
37/17,5
Rencontre
Des rencontres amicales, une tradition familiale, une ambiance
Mes enfants étaient tous scolarisés, je me suis proposée pour rencontrer du monde. La première rencontre grâce à la famille très impliquée dans le MJC ; mise en place d’un atelier et d’événements avec des amis impliqués dans la MJC.
Rencontre avec des personnes qui m’étaient étrangères mais qui m’intéressaient
24/11,4
Engagement militant
L’engagement associatif, d’éducation populaire, politique, citoyen, laïque, catholique, humanitaire, changer le monde, créer des structures pour les jeunes.
Je me suis engagé contre l’implantation des centrales nucléaires et l’exploitation des mines d’uranium. J’ai participé au CA de la crèche parentale, à l’association de parents d’élèves…
Engagement dans des actions de solidarités internationales, de lutte contre l’illettrisme et toutes les formes de discrimination ou d’exclusion.
22/9,5
Projet de formation,
projet professionnel
Prolongement de mon activité professionnelle, étape de ma formation
Je commence le bénévolat par du soutien scolaire dans l’optique de devenir professeur des écoles. Engagement en lien étroit avec mon métier d’enseignante.
Je participe à l’organisation de spectacles vivants pendant mon stage  DUT Carrières sociales.
19/9%
Temps libre
Disponibilité, tout au long de ma vie
Dès la retraite, j’adhère à plusieurs associations (loisirs, social, humanitaire).
Disponible car au RMI, j’ai un besoin vital de participer à un engagement en référence aux valeurs de l’éducation populaire et pour l’accès de tous à la culture.
17/6,3%
Evénement culturel ou festif
Participer à l’organisation d’une manifestation, organiser une fête
J’ai participé à l’organisation d’un spectacle (prévention) puis à la création d’une association de danse, à l’organisation de concerts.
Bénévole au festival, animation musicale : 3 éléphants, Jazz à l’ouest, Mythos…

8/4%



Si ces parcours diversifiés sont avant tout l’expression de choix personnels, ils sont aussi le fruit de rencontres, de concours de circonstances ou de contextes favorables. Les bénévoles interrogés insistent sur l’importance des relations amicales et familiales dans l’orientation de leur parcours. Il faut également souligner l’impact décisif des animateurs et directeurs des MJC sur la mobilisation du bénévolat et son orientation (cooptation, initiation, formation). Les valeurs de référence de ces bénévoles témoignent d’une culture humaniste fondée sur des valeurs de solidarité (28%), un attachement à la qualité des relations humaines (6,4%), aux valeurs de tolérance, de respect et d’ouverture (13,3%). L’engagement est également référé à des valeurs républicaines et citoyennes (14,7%). L’éducation populaire (7,9%) comme l’accès de tous à la culture (7,3%) qui sont deux modalités proches constituent également des références centrales.  L’apport principal du bénévolat est d’ordre relationnel (60%). Il contribue aussi à l’épanouissement personnel, favorise une ouverture d’esprit. Il est également source de plaisir et de satisfaction généré par le sentiment de faire bouger les choses, d’exercer des responsabilités. Au titre des inconvénients, la conflictualité de relations internes ou externes apparaît avec force. Elle génère des tensions, du stress, des soucis.   L’analyse des entretiens comme le traitement des questionnaires nous conduisent à insister sur la construction de parcours évolutifs qui connaissent des transitions allant de l’activité au projet, de l’attention à soi vers l’attention aux autres. Les deux graphiques qui suivent montrent la schématisation de parcours types qui révèlent la diversité et la richesse des formes de socialisation permises par l’engagement bénévole. Nous pouvons en déduire que l’attrait du modèle de socialisation associatif réside dans sa capacité à offrir, sur fond de valeurs humaines partagées des formes de participation et d’engagement orientées par l’activité ou le projet qui permettent la construction de parcours diversifiés d’apprentissage et de prise de responsabilités. Cette éducation et pédagogie de l’interface entre cultures, générations, catégories sociales, favorise aux yeux des personnes interrogées la formation d’une citoyenneté concrète, quotidienne et localisée et contribue à l’épanouissement, voire l’aboutissement personnel, dans un cadre collectif convivial. Cependant ce modèle de socialisation et d’éducation populaire est confronté aux pressions de son environnement (instrumentalisation, marchandisation) ou des logiques individualistes portées par les acteurs. Nous constatons que plusieurs formes d’engagement cohabitent. Il n’y a pas rupture mais coexistence de différentes manières de concevoir et de faire évoluer son engagement associatif. L’expérience bénévole, est propice à des apprentissages, à une prise de conscience.  Enfin, lorsque l’on interroge les bénévoles sur leurs cadres de référence, il est possible d’identifier une préoccupation de développement personnel et relationnel associée à l’adhésion à des valeurs collectives et sociétales humanistes et citoyennes.

Conclusion

Dans ce texte nous avons tenté d’établir la relation entre la coopération sociale et l’engagement associatif. Nous avons situé les dynamiques de changement social à l’œuvre en insistant sur les forces de cohésion et de décohésion qui traversent nos sociétés en raison des effets de la mondialisation libérale et de l’affirmation de l’individualisme moderne. Nous avons présenté quelques éléments de lecture des changements qui frappent le mouvement associatif et qui se trouvent au cœur des enjeux de socialisation et de formation de l’esprit civique. Ensuite, nous avons tenté d’approfondir la compréhension de l’individualisme moderne (à distinguer de l’égoïsme) afin de saisir la relation entre la construction de l’individu par l’individu, d’une part, et la construction de l’individu par ses implications dans des réseaux relationnels et des organisations collectives, les associations plus particulièrement. Enfin, nous avons étudié les transformations de l’engagement politique et associatif. Nous avons montré que l’association comme forme d’organisation souple et ouverte permet la conciliation de logiques individuelles, affinitaires et relationnelles,  diversifiées. Ces logiques individuelles qui visent la réalisation de désirs et de projets n’excluent aucunement engagement collectif raisonné fondé sur des valeurs partagées. L’association, par la liberté d’adhésion, la souplesse d’un fonctionnement, la volonté de réduire les hiérarchies et les mécanismes de différenciation, offre un espace de médiation, entre l’individu et la société  par la coopération sociale.
Alain PENVEN




[1] John RAWLS, Justice et démocratie, Seuil, 1993, p. 352
[2] François DUBET, Le déclin de l'institution, Seuil, 2002, 421 p.
[3] Claude DUBAR, Séminaire CCB, 2002.
[4] Jacky MENOT, La place du hors travail dans la construction identitaire, exemple de projets collectifs comme espace d'expérimentation en foyer de jeunes travailleurs, Mém. DHEPS, CCB, 2002
[5] Alain PENVEN, Territoires rebelles, Anthropos, 1998, 254p.
[6] Jacques DONZELOT, Faire société, Paris : Seuil, 2003, 263p. Yves BONNY, Modernité, postmodernité, comment définir l'urbanité et la citoyenneté aujourd'hui?, Au cœur de la Cité, PUR/CCB, 2002, pp. 17-34
[7] Yves Bonny, << Les formes contemporaines de participation : citoyenneté située ou fin du politique?>> in La citoyenneté aujourd'hui : extension ou régression, Rennes, PUR, 1995, pp. 15-28
[8] Jacques ION, La fin des militants?, Paris : L'Atelier, 1997, 126p.
[9] Isaac René Guy Le Chapelier, né à Rennes en 1754, donnera son nom à la loi du 14 juin 1791 interdisant toute association et coalition.
[10] Henri Desroches, Histoires d'économies sociales, du tiers état aux tiers secteurs, Syros, 1991, 264p.
[11] Pierre Waldek Rousseau, né à Nantes en 1846, Ministre, président du Conseil, il fit gracier Dreyfus.
[12] Entretien avec Michel Rocard, Le Monde2, juillet 2003
[13] Programme de recherche : l'économie sociale en région, CCB-CRCB, 2003
[14] La distinction entre les deux termes est subtile. Nous pouvons, en rapport à notre objet, qualifier l'instrumentation d'une association par sa définition comme l'un des instruments d'une politique publique. Nous pouvons définir l'instrumentalisation d'une association comme son utilisation pour un profit politique. 
[15] Yvan ILLICH, La convivialité,  Points Civilisation, 1968, 158p.
[16] Alain PENVEN, L’engagement bénévole dans les MJC de Bretagne, de l’engagement pour soi à l’engagement pour autrui, CCB/FRMJC, 2005, 215p.
[17] Recherche-action sur les dynamiques associatives rennaises, CCB 2006.
[18] ION Jacques, RAVON Bertrand, « Causes publiques, affranchissement des appartenances et engagement personnel », Lien social et politique, RIAC, 39, P.59-71
[19] ION Jacques, FRANQUIADAKIS Spyros, VIOT Pascal, Militer aujourd’hui, Paris, Autrement, CEVIPOF, 2005, 139p.
[20] PUCA, appel à projet de recherche « La citoyenneté urbaine aujourd’hui », 2007.
[21] Jacques ION, La fin des militants, l’Atelier, 1977, 128 p.
[22] L’engagement pour soi, l’engagement pour autrui, l’exemple des MJC de Bretagne, CCB, 2005

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