ENGAGEMENT ASSOCIATIF ET COOPERATION
Nous définissons la coopération
sociale comme la capacité des acteurs à concevoir collectivement un
objet commun en mutualisant leurs ressources pour agir ensemble dans un
contexte contraignant et inventer ainsi des réponses appropriées, voire
novatrices, d’utilité sociale pour satisfaire l’intérêt général. Nous ajoutons
que la coopération sociale se développe au cours d’un travail coopératif qui se
structure dans le temps à partir de différentes étapes de construction d’un
accord sur l’objet, les modalités, la visée. Il est possible d’identifier une
phase initiale de rencontres, d’échanges, de connexions génératrice de liens.
Cette première phase communicationnelle obéit à des rites d’interaction,
d’identification réciproque des différences et des convergences. Par le jeu
coopératif ainsi élaboré il est possible d’engager une deuxième phase, celle de
la construction collective et de la mutualisation. Dans sa théorie de la justice John Rawls[1]
fait de la coopération sociale l’un des fondements d’une société démocratique
considérée comme un système équitable de coopération entre des citoyens
eux-mêmes considérés comme libres et égaux, la liberté associative constituant
l’une des libertés fondamentale nécessaire à l’engagement politique. Cette
coopération sociale est particulièrement active dans le mouvement associatif.
Elle est présente bien entendu dans d’autres espaces de structuration de
l’action collective (collectifs, mouvements politiques, syndicats). Pour nos
travaux, qui comportent une dimension praxéologique, nous privilégions
l’observation des associations d’éducation populaire qui oeuvrent sur les
quartiers de grands ensembles. S'intéresser
à la question de la coopération sociale suppose de s'interroger sur ce qui
assemble des acteurs et ce qui les sépare. Cette réflexion impose aussi de
situer le mouvement social, ses forces et ses faiblesses dans un contexte de
transformation de l’individu, de ses appartenances et plus généralement du
modèle de développement de notre société. Il s'agit donc d'un vaste projet dont
le présent développement ne constitue qu'une modeste ébauche.
La société française change, se
transforme et jamais la place des associations n'a été aussi importante pour
maintenir la cohésion sociale. Pour justifier cette déclaration, nous pouvons
identifier des signes de transformation qui touchent à la construction de
l'individu et du lien sociétaire. Premièrement, l'affaiblissement progressif
mais généralisé de l'influence des principales institutions de socialisation -
école, armée, église- interroge la manière dont l'individu se construit et
construit son rapport aux autres. Dans ce contexte de crise du programme institutionnel[2],
les univers sociaux sont moins déterminés par la tradition et la norme, ils se
fragmentent et l'individu doit davantage construire sont identité et ses
appartenances[3]. La famille,
malgré les turbulences des divorces et des recompositions reste le pivot
central de ressourcement, de solidarités et de dépendances. Elle demeure
l'espace de socialisation primaire par excellence. En raison de la
généralisation du salariat féminin et de l'urbanisation des modes de vie, cet
espace de socialisation s'élargit progressivement à la famille nourrice ou au
jardin d'enfants, crèche parentale ou crèche municipale. Ensuite l'école, comme
le centre de loisirs et l’équipement de quartier (le Centre social, la MJC, la
Maison de quartier, le Centre culturel, le club sportif), deviennent des lieux
complémentaires de socialisation qui assurent le passage de l'entre soi
familial à une communauté éducative, ouvrant ainsi aux jeunes les portes du
monde et de la société. Plus tard, en raison d'une socialisation secondaire par
le travail rendue plus aléatoire et plus lente, les équipements de quartier,
comme d'autres lieux d'investissements individuels et collectifs offrent des
opportunités de socialisation hors travail[4],
alternatifs et créatifs. Face aux difficultés d'insertion professionnelle des
jeunes, la famille, comme les équipements culturels et socio-culturels
constituent des lieux et des temps de transition et de réassurance. La
fragilisation de la société salariale et la précarisation d'une part croissante
de la population ont généré un renforcement des inégalités sociales et une
accentuation des ségrégations socio-spatiales[5].
Le délitement de liens sociaux, la montée en puissance des violences urbaines,
le repli communautaire sur des bases ethniques ou religieuses, interroge notre
capacité collective à faire société[6],
et à traduire dans les faits les valeurs de la république. Cette situation
témoigne du hiatus qui s'est créé entre la conception d'un citoyen abstrait
idéalisé par et pour la république et le citoyen concret, localisé[7]
et confronté à la difficulté de vivre au quotidien la liberté, l'égalité et la
fraternité. La question de la citoyenneté est d'ailleurs fréquemment évoquée de
manière incantatoire, notamment lors de stupéfiants résultats électoraux. Deuxièmement,
la recomposition des territoires de l'intervention publique des pays à l'Europe
en passant par la régionalisation, affaiblit le rôle de l'Etat, garant
principal de la cohésion sociale et du fonctionnement des instances
républicaines. La mondialisation
libérale accentue la déstabilisation des fondements du pacte républicain et
encourage la marchandisation généralisée des activités humaines. Dans ce
contexte, le mouvement associatif constitue un espace intermédiaire de
socialisation et de sociabilité, d'apprentissage de la citoyenneté et aussi
d'alternative aux pratiques instituées ou bureaucratiques. Troisièmement, la crise de confiance à
l'égard des appareils et de la classe politique, le désenchantement de la
référence idéologique conduisent les acteurs à définir un engagement distancié[8]
et volatil. Les causes humanitaires et protestataires sont aujourd'hui plus
mobilisatrices que l'engagement dans un conseil d'administration d'une
association ou dans une section d'un parti politique. Le pari du projet
associatif fondé sur des valeurs de laïcité, d'inter-culturalité, de
démocratisation culturelle et d'éducation populaire est probablement de
transcender les logiques individualistes, de spécialisation et de fragmentation
d'univers sociaux structurés par des pratiques affinitaires pour créer des
synergies sociales et culturelles.
L'idéal républicain sacralisant le lien direct entre le citoyen et la
république avait justifié la loi Le Chapelier[9]
interdisant les coalitions ouvrières et les corporations. Ce dogme et cette
législation d'inspiration libérale puisqu'il s'agissait alors de libérer le
travail de l'emprise des corporations, ont eu pour effet de ralentir la
formulation d'un droit de l'association et aussi du droit syndical alors que
les forces populaires construisaient dans leurs luttes des alternatives
économiques, sociales et éducatives[10].
Il faudra attendre les lois Waldeck Rousseau[11]
de 1884 pour que les grèves soient autorisées et les droits syndicaux reconnus,
puis la loi de 1901 pour l'exercice du droit d'association. Aujourd'hui, la
victoire de l'économie capitaliste libérale[12]
conduit à la banalisation accélérée de l'économie sociale et de l'éducation
populaire, secteurs dont l'utilité sociale est actuellement interrogée[13].
Dans ce contexte, les associations souvent instrumentalisées dans le cadre de
politiques publiques réparatrices, au risque de disparaître, doivent redéfinir
leur place entre le marché et les contraintes d'une délégation de service
public.
Coopération sociale et individualisme
moderne
Tout d’abord, nous pouvons identifier des forces contraires à
la coopération sociale. L’observation des changements qui travaillent le
secteur associatif montre que des forces de décohésion sont à l’œuvre, elles
interrogent le sens du projet associatif et la nature du lien sociétaire. Au
titre des forces de décohésion du mouvement associatif nous trouvons l'esprit
de consommation qui exprime aussi un effet de la marchandisation de la culture
et du loisir. Dans cette perspective, l’association devient un prestataire de
service qui obéit aux règles du marché et aux caprices du consommateur. Le
repli hédoniste et l'individualisme, qui peuvent exprimer une crainte ou un
fatalisme face à une société complexe et hostile, vont aussi à l'encontre de la
formation d'un dessein collectif commun. Nous pouvons aussi considérer que la
spécialisation disciplinaire génère et accentue la division en espaces
relationnels et de pratiques autour de valeurs spécifiques, de distinctions
culturelles et sociales. La fragmentation du secteur associatif autour de
micro-projets et de micro-appartenances va à l'encontre de l'adhésion à un
projet global constitutif d'une citoyenneté revendiquée. De plus, la dépendance
conventionnelle, l'instrumentation voire l'instrumentalisation[14] par les politiques publiques, les excès de
professionnalisation ont pour effet de réduire l'expression des initiatives
militantes. Enfin, l'esprit de clocher, de chapelle, de corps instaurent une
concurrence stérile entre territoires, projets, structures de
coordination. A l'inverse, le
travail en réseau, la recherche de complémentarités et d'alliances sont
constitutifs d'un rapport de forces plus favorable et légitime. Pour modérer
les logiques concurrentielles et individualistes et privilégier la coopération
sociale en donnant la priorité au collectif sur l'individu, et à l'individu sur
le capital, il est possible d'ébaucher un modèle heuristique et opérationnel.
Tout d'abord en affirmant comme postulat initial que la cohésion associative est
un processus en construction, à la fois objectif et subjectif, qui est le
résultat d'une négociation entre acteurs pour la conciliation de logiques
d'action plurielles. En référence à Yvan Illich[15] et à la lumière des expériences analysées, nous considérons
que la convivialité des rapports sociaux et le renforcement des liens sociaux,
socialisation et sociabilité, constituent une richesse collective qui assure
l'intercompréhension et l'implication. Cette convivialité se traduit par des
sentiments partagés (amour, amitié, civilité), des échanges égalitaires fondés
sur le don et la réciprocité. Elle suppose de donner du sens aux différents
contrats qui lient les associés: adhésion, mandat, salariat, bénévolat. Cette
convivialité a aussi une dimension politique puisqu'elle ouvre un espace
d'expression et d'appropriation (des outils, du langage, de l'espace public) à
chacun de membre d'une collectivité.
La coopération, dans le sens d'agir ensemble au bénéfice de l'intérêt
collectif et de l'intérêt général, est le deuxième vecteur de cohésion
associative. Cela suppose de concilier des logiques plurielles, de mutualiser
des compétences, d'animer des espaces d'expression et de collégialité. Mais
cette coopération parfois consensuelle est souvent conflictuelle. Accepter la
coopération conflictuelle en considérant le conflit, la médiation et la
négociation comme des moteurs de changement et de construction d'un sens
partagé peut constituer les outils d'un renouveau de la pédagogie
institutionnelle propre à l'éducation populaire. Les conflits qui ponctuent l'histoire des fédérations et
coordinations associatives peuvent être analysés comme la construction d'un
ordre négocié dans un contexte de transformation sociale. Les ruptures,
scissions constatées, signes de décohésion associative, révèlent l'incapacité
des acteurs à trouver les outils et les méthodes de médiation et de
négociation. Les forces d'éclatement ont été plus fortes que celles de la
cohésion associative. L'adhésion à des valeurs communes, l'élaboration d'une
vision partagée et la mise au point de pratiques conformes aux valeurs et
espérances énoncées constituent également des éléments constitutifs de
l’attachement d’un individu à un collectif d’action et de réflexion. L’étude
récente réalisée sur l’engagement bénévole montre que l’associatif est souvent
le creuset d’un engagement relationnel assurant une synergie possible entre
intérêt personnel et satisfaction d’intérêts collectifs[16]. Les relations entre engagement associatif et investissement
public sont certes constatées dans de nombreuses associations militantes.
Cependant, nos études[17] montrent que l’on ne peut pas en faire une généralité. En
effet, le monde des associations comporte aussi une nébuleuse de groupements
d’intérêts individuels et
collectifs qui se mobilisent sur un objet précis et qui a souvent peu d’impact
sur l’espace public. A ce stade de notre réflexion, où nous tentons
d’articuler ces notions, nous soulignons l’importance de la coopération sociale
dans le développement de liens sociaux, la constitution d’un capital social,
propriété collective territorialisée fondée sur la confiance et la réciprocité.
La coopération sociale qui se développe dans différents cercles et réseaux
relationnels constitués par des liens familiaux, amicaux, de voisinage ou
encore des implications professionnelles, associatives, culturelles, suppose
l’engagement des acteurs autour d’un objet commun : une idée, un enjeu,
une activité, un intérêt. Or cet engagement est aujourd’hui marqué par deux
processus associés qui transforment la relation entre l’individu et le
collectif. Le premier est l’affirmation de l’individualisme moderne, le second
l’apparition d’un engagement distancié et réflexif. L’affirmation de l’autonomie
individuelle s’accompagne d’une recomposition du rapport à la tradition et
à l’institution. Moins déterminée par l’appartenance, l’individu acquérant une
plus grande liberté peut jouer sa propre partition en négociant des relations
évolutives et plurielles. Ainsi
l’individu libéré de contraintes sociales, traditionnelles et
institutionnelles, va affirmer son individualité en mobilisant des ressources
pour s’associer et assurer ainsi son intégration à la société. Cet effort
constant de construction de soi et de négociation d’une place dans le jeu social
fait la part belle à la performance individuelle, à la capacité créative,
à l’aptitude à se mettre en scène
et à tisser des réseaux relationnels. La
figure de l’entrepreneur, de l’artiste, du gagnant s’oppose à celle du faible, du
dépendant, de l’isolé, de l’infirme. Cet
individu autonome qui se construit de l’intérieur est certes plus libre, il est
aussi plus fragile. Il a besoin pour tenir debout des supports sociaux que
constituent les réseaux relationnels que ses activités vont lui offrir. Ce processus
d’individuation qui transforme la relation à la tradition et à l’institution,
conduit l’individu à choisir les espaces relationnels d’investissement en
négociant un engagement distancié et réflexif. Libéré des obligations et des
contraintes imposées par des appareils et des modèles généraux, il va
construire ses implications en fonction de ses intérêts de celle de ses
proches, et aussi de la représentation qu’il peut avoir du sens. L’engagement
(politique, associatif, syndical) n’est plus une évidence qui s’impose à
l’individu en raison de son histoire, de celle de sa famille, de ses
appartenances à un groupe social ou ethnique, mais un choix réfléchi, négocié,
et délimité. Cette position réflexive de l’engagement conduit l’individu à
mesurer ses implications, à garder sa capacité de distanciation, à changer de
voie selon l’évolution des situations. Les travaux des chercheurs du CRESAL mettent en
évidence les transformations profondes de l’engagement associatif et
politique : « Quatre dimensions de cette
évolution sont particulièrement explorées. La première est la mise en avant du
« je » par rapport au « nous » et la résistance aux
idéologies collectives qu’elle incarne. Les individus jouent eux-mêmes un rôle
de plus en plus actif dans la création et l’animation collective, actant là des
transformations du rapport entre l’individu et le collectif dans nos sociétés
(ION, RAVON 1998[18]). La
seconde dimension est temporelle ; il s’agit du primat du court terme.
L’action immédiate est devenue centrale et modèle les formes d’organisation,
puisque les militants se mobilisent davantage dans des opérations coups de
poing » que dans des causes de toute une vie et médiatisent leurs
engagements pour obliger la sphère politique à parer à l’urgence, à changer le
droit. Le cas récent des enfants de Don Quichotte mobilisés sur la cause des
sans domicile fixe apparaît à ce titre comme exemplaire. La troisième dimension
est celle de la « multi-appartenance » associative ou militante, qui
fait dire aux chercheurs du CRESAL que le verbe militer se conjugue au pluriel
(ION, FRANGUIDAKIS, VIOT 2005[19]).
Enfin, la quatrième dimension est relative aux questions d’échelles et de
territoires de la citoyenneté. C’est moins le lien national de la citoyenneté
républicaine qui semble nourrir l’engagement citoyen que le lien de sociabilité
et de proximité incarné dans la
communauté de voisins, d’utilisateurs, de malades ou de sans papiers (ION,
RAVON 1998) »[20]. Ces analyses issues de multiples études
sectorielles dessinent les
transformations à l’œuvre. Il serait imprudent d’en faire un modèle général qui
serait en mesure de caractériser des pratiques sociales plurielles. Il importe
de contextualiser les analyses, de veiller à prendre en compte les processus
historiques et générationnels. Les études réalisées au cours d’un long
compagnonnage heuristique avec le mouvement des MJC, confirment ces
transformations tendancielles mais elles ne signifient pas la rupture avec une
tradition militante. Elles permettent plutôt de penser la superposition de
logiques différentes qui
construisent du sens collectif par l’expérience partagée,
l’expérimentation, des événements ludiques, festifs, culturels ou politiques.
Engagement associatif et réalisation de soi
L’arrivée de la
gauche au pouvoir en 1981, va non seulement happer un certain nombre de
militants associatifs vers des fonctions politiques, elle va aussi désenchanter
la référence idéologique. Les aléas de l’exercice du pouvoir, ses déviances,
vont conduire à la formation d’une distance critique, voire une crise de
confiance à l’égard des appareils, de la classe politique et des idéologies
fondées au 19eme siècle par la lutte d’émancipation du monde ouvrier. La chute
du mur de Berlin, le déclin de l’URSS vont accentuer la rupture avec ces filiations.
L’engagement progressiste va alors s’orienter vers le local, l’environnemental,
l’humanitaire. Durant la même période, l’Etat entreprend de grandes réformes de
décentralisation de l’action publique. De plus, il expérimente en mobilisant le
local des politiques sociales et culturelles territorialisées et
contractuelles. Les politiques de la ville, de l’insertion des jeunes et des
populations pauvres et marginalisées inaugurent une nouvelle manière d’animer
l’action publique. Les lois de
décentralisation, comme d’ailleurs la construction européenne, vont
modifier sensiblement le rôle de l’Etat qui perd de nombreuses prérogatives
dans le domaine du droit, de l’éducation, de l’intervention sociale…Ajoutons à
ce tableau, la montée en puissance des agglomérations, des communautés de
communes et des pays, qui construisent sur leur territoire d’intervention des
politiques d’aménagement et de développement fondées sur une vision régionale
et polycentrique. Cette mutation
s’accompagne d’une réforme des modes de régulation des actions et des acteurs.
La contractualisation, le travail en réseau, la mise en concurrence des
projets, l’évaluation, sont imposés dans une perspective de rationalisation et
de modernisation de l’action publique. Impliqués dans les contextes locaux et
régionaux en mutation depuis vingt ans, les acteurs associatifs investissent
ces nouvelles opportunités et transforment leurs pratiques et territoires
d’intervention dans le processus complexes de l’adaptation à de nouveaux
enjeux, de nouveaux moyens, de nouvelles perspectives et aussi de nouvelles
contraintes. Comme l’a montré Jacques ION[21]
le système d’engagement intégré qui se traduisait par une implication de longue
durée dans un ensemble d’espaces de revendications et de luttes (l’entreprise,
le quartier, l’école) laisse place à des formes d’engagement distancié qui se
développent également sur des espaces variés, mais dont la durée est plus
aléatoire. La crise de confiance à l’égard de la classe politique, d’une part,
le déclin des idéologies globales ou totalitaires, d’autre part, laissent place
à la réaction protestataire ou encore à la défense d’objets singuliers
(mouvement anti-mondialisation, promotion de la taxe Tobbin, engagement
humanitaire, mouvement anti-ogm, défense des musiques actuelles et des
raves-party…). Il ne s’agit donc pas d’un déclin de l’engagement idéologique et
politique mais la marque d’un changement de terrain, d’objet et de forme. La
méfiance à l’égard des appareils –idéologiques et organisationnels- , la crainte
des déviances générées par la délégation et la concentration des pouvoirs,
conduisent de nouvelles générations de militants à adopter une posture
réactive, réflexive et critique. Cette nouvelle exigence interdit la pratique
du prosélytisme et l’intégration de l’adhérent dans un modèle d’engagement qui
se trouve en décalage profond avec ses pratiques et ses aspirations. Si
l’intégration au système organisationnel classique subsiste par des efforts
relationnels ou encore des jeux stratégiques (la professionnalisation par
exemple), ces formes d’organisation et d’intervention se développent de manière
autonome et spontanée en dehors où à la marge des équipements et des
structures.
Les organisations associatives, en
référence à la mission d’éducation populaire, peuvent contribuer à la formation
de ces nouveaux acteurs pour le territoire et le mouvement social et pas
simplement pour justifier un fonctionnement institutionnel. C’est donc la
recomposition des pratiques et de l’engagement qui conduit à repenser collectivement
la relation entre les acteurs et leurs initiatives. La transversalité de
l’organisation et son ouverture par de multiples connexions possibles,
définition élémentaire du réseau, s’impose aujourd’hui au détriment d’une
vision verticale, hiérarchisée et verrouillée.
L’étude réalisée sur l’engagement des bénévoles dans les MJC de Bretagne[22]
montre
que l’engagement associatif trouve son origine, en premier lieu, par un
engagement personnel « une volonté d’engagement », « une
sensibilité au projet » ou encore l’adhésion à un mouvement d’idées. Dans
une moindre mesure, cet engagement est orienté par un environnement familial ou
amical. Notons également que l’engagement associatif peut s’inscrire dans le
prolongement d’une activité professionnelle, c’est le cas notamment
d’enseignants, de travailleurs sociaux mais aussi de jeunes à la recherche
d’une voie professionnelle. Les domaines de l’engagement sont multiples, ils
sont principalement marqués par l’animation culturelle ou l’organisation
d’événements, d’une part, la gestion de la structure, d’autre part. Notons
également, un intérêt pour l’accompagnement éducatif et les actions de
communication. Lorsque l’on interroge les bénévoles sur l’histoire de leur
parcours associatif on est tout d’abord frappé par la grande diversité des
pratiques et des registres de justification de cet engagement. Le tableau
présenté ci-après offre une classification par grands types de parcours à
partir d’une analyse de contenu des réponses à notre enquête. Nous avons identifié
cinq types qui illustrent les différentes manières de construire un parcours
associatif. En premier lieu, nous trouvons deux groupes principaux, l’un
structuré par la pratique d’une activité (27%), l’autre par l’intérêt pour les
questions éducatives (17,5%). Ensuite, nous pouvons identifier trois types
secondaires. Le premier est caractérisé par la dimension relationnelle de
l’engagement (11,4%), le second par le militantisme (9,5%) et le troisième par
le prolongement d’une activité professionnelle ou par un enjeu de formation.
Ainsi l’étude montre la construction de parcours associatifs diversifiés qui
coexistent, se rencontrent et se transforment. Les dynamiques individuelles,
collectives et institutionnelles favorisent les apprentissages et la prise de
responsabilités comme le montrent les témoignages présentés ci-après.
Diversité de l’engagement associatif
Orientation du parcours
|
Justification
|
Témoignages
|
Effectifs
|
Activité
|
La pratique d’une
activité sportive, culturelle, de loisir
|
Par le biais de mes enfants, je me suis investi dans leur club
sportif, foot puis basket. J’ai participé au management de l’équipe pour la
MJC.
Je me suis inscrite à la
MJC pour faire du Théâtre. J’ai rencontré mes amis dans la structure.
Cherchant à m’engager je me suis tourné vers ce lieu de rencontre
convivial, qui de plus véhiculait des idées et des valeurs conformes aux
miennes
|
57/27%
|
Education
|
L’éducation de mes enfants, des enfants, des jeunes, des activités de
soutien scolaire, et d’entraide
|
J’ai apporté de l’aide dans les domaines de mes enfants –scolaire,
musique, sport, bibliothèque- effet « boule de neige » en
s’impliquant dans d’autres activités.
Volonté de faire de l’aide aux devoirs pour les jeunes
|
37/17,5
|
Rencontre
|
Des rencontres amicales, une tradition familiale, une ambiance
|
Mes enfants étaient tous scolarisés, je me suis proposée pour
rencontrer du monde. La première rencontre grâce à la famille très impliquée
dans le MJC ; mise en place d’un atelier et d’événements avec des amis
impliqués dans la MJC.
Rencontre avec des personnes qui m’étaient étrangères mais qui
m’intéressaient
|
24/11,4
|
Engagement militant
|
L’engagement
associatif, d’éducation populaire, politique, citoyen, laïque, catholique,
humanitaire, changer le monde, créer des structures pour les jeunes.
|
Je me suis engagé contre l’implantation des centrales nucléaires et
l’exploitation des mines d’uranium. J’ai participé au CA de la crèche
parentale, à l’association de parents d’élèves…
Engagement dans des actions de solidarités internationales, de lutte
contre l’illettrisme et toutes les formes de discrimination ou d’exclusion.
|
22/9,5
|
Projet de formation,
projet professionnel
|
Prolongement de mon
activité professionnelle, étape de ma formation
|
Je commence le bénévolat par du soutien scolaire dans l’optique de
devenir professeur des écoles. Engagement en lien étroit avec mon métier
d’enseignante.
Je participe à l’organisation de spectacles vivants pendant mon
stage DUT Carrières sociales.
|
19/9%
|
Temps libre
|
Disponibilité, tout au long de ma vie
|
Dès la retraite, j’adhère à plusieurs associations (loisirs, social,
humanitaire).
Disponible car au RMI, j’ai un besoin vital de participer à un
engagement en référence aux valeurs de l’éducation populaire et pour l’accès
de tous à la culture.
|
17/6,3%
|
Evénement culturel ou festif
|
Participer à l’organisation d’une manifestation, organiser une fête
|
J’ai participé à l’organisation d’un spectacle (prévention) puis à la
création d’une association de danse, à l’organisation de concerts.
Bénévole au festival, animation musicale : 3 éléphants, Jazz à
l’ouest, Mythos…
|
8/4%
|
Si ces parcours diversifiés sont
avant tout l’expression de choix personnels, ils sont aussi le fruit de
rencontres, de concours de circonstances ou de contextes favorables. Les
bénévoles interrogés insistent sur l’importance des relations amicales et familiales
dans l’orientation de leur parcours. Il faut également souligner l’impact
décisif des animateurs et directeurs des MJC sur la mobilisation du bénévolat
et son orientation (cooptation, initiation, formation). Les valeurs de
référence de ces bénévoles témoignent d’une culture humaniste fondée sur des
valeurs de solidarité (28%), un attachement à la qualité des relations humaines
(6,4%), aux valeurs de tolérance, de respect et d’ouverture (13,3%).
L’engagement est également référé à des valeurs républicaines et citoyennes
(14,7%). L’éducation populaire (7,9%) comme l’accès de tous à la culture (7,3%)
qui sont deux modalités proches constituent également des références
centrales. L’apport principal du
bénévolat est d’ordre relationnel (60%). Il contribue aussi à l’épanouissement
personnel, favorise une ouverture d’esprit. Il est également source de plaisir
et de satisfaction généré par le sentiment de faire bouger les choses,
d’exercer des responsabilités. Au titre des inconvénients, la conflictualité de
relations internes ou externes apparaît avec force. Elle génère des tensions,
du stress, des soucis.
L’analyse des entretiens comme le traitement des questionnaires nous
conduisent à insister sur la construction de parcours évolutifs qui connaissent
des transitions allant de l’activité au projet, de l’attention à soi vers
l’attention aux autres. Les deux graphiques qui suivent montrent la
schématisation de parcours types qui révèlent la diversité et la richesse des
formes de socialisation permises par l’engagement bénévole. Nous pouvons en
déduire que l’attrait du modèle de socialisation associatif réside dans sa
capacité à offrir, sur fond de valeurs humaines partagées des formes de
participation et d’engagement orientées par l’activité ou le projet qui permettent
la construction de parcours diversifiés d’apprentissage et de prise de
responsabilités. Cette éducation et pédagogie de l’interface entre cultures,
générations, catégories sociales, favorise aux yeux des personnes interrogées
la formation d’une citoyenneté concrète, quotidienne et localisée et contribue
à l’épanouissement, voire l’aboutissement personnel, dans un cadre collectif
convivial. Cependant ce modèle de socialisation et d’éducation populaire est
confronté aux pressions de son environnement (instrumentalisation,
marchandisation) ou des logiques individualistes portées par les acteurs. Nous
constatons que plusieurs formes d’engagement cohabitent. Il n’y a pas rupture
mais coexistence de différentes manières de concevoir et de faire évoluer son
engagement associatif. L’expérience bénévole, est propice à des apprentissages,
à une prise de conscience. Enfin,
lorsque l’on interroge les bénévoles sur leurs cadres de référence, il est
possible d’identifier une préoccupation de développement personnel et
relationnel associée à l’adhésion à des valeurs collectives et sociétales
humanistes et citoyennes.
Conclusion
Dans ce texte nous avons tenté d’établir la relation
entre la coopération sociale et l’engagement associatif. Nous avons situé les
dynamiques de changement social à l’œuvre en insistant sur les forces de
cohésion et de décohésion qui traversent nos sociétés en raison des effets de
la mondialisation libérale et de l’affirmation de l’individualisme moderne.
Nous avons présenté quelques éléments de lecture des changements qui frappent
le mouvement associatif et qui se trouvent au cœur des enjeux de socialisation
et de formation de l’esprit civique. Ensuite, nous avons tenté d’approfondir la
compréhension de l’individualisme moderne (à distinguer de l’égoïsme) afin de
saisir la relation entre la construction de l’individu par l’individu, d’une
part, et la construction de l’individu par ses implications dans des réseaux
relationnels et des organisations collectives, les associations plus particulièrement.
Enfin, nous avons étudié les transformations de l’engagement politique et
associatif. Nous avons montré que l’association comme forme d’organisation
souple et ouverte permet la conciliation de logiques individuelles,
affinitaires et relationnelles,
diversifiées. Ces logiques individuelles qui visent la réalisation de
désirs et de projets n’excluent aucunement engagement collectif raisonné fondé
sur des valeurs partagées. L’association, par la liberté d’adhésion, la
souplesse d’un fonctionnement, la volonté de réduire les hiérarchies et les
mécanismes de différenciation, offre un espace de médiation, entre l’individu
et la société par la coopération
sociale.
Alain PENVEN
[1] John RAWLS, Justice et
démocratie, Seuil, 1993, p. 352
[2]
François DUBET, Le déclin de l'institution, Seuil, 2002, 421 p.
[3]
Claude DUBAR, Séminaire CCB, 2002.
[4]
Jacky MENOT, La place du hors travail dans la construction identitaire, exemple
de projets collectifs comme espace d'expérimentation en foyer de jeunes travailleurs,
Mém. DHEPS, CCB, 2002
[5]
Alain PENVEN, Territoires rebelles, Anthropos, 1998, 254p.
[6]
Jacques DONZELOT, Faire société, Paris : Seuil, 2003, 263p. Yves BONNY,
Modernité, postmodernité, comment définir l'urbanité et la citoyenneté
aujourd'hui?, Au cœur de la Cité, PUR/CCB, 2002, pp. 17-34
[7]
Yves Bonny, << Les formes contemporaines de participation : citoyenneté
située ou fin du politique?>> in La citoyenneté aujourd'hui : extension
ou régression, Rennes, PUR, 1995, pp. 15-28
[8]
Jacques ION, La fin des militants?, Paris : L'Atelier, 1997, 126p.
[9]
Isaac René Guy Le Chapelier, né à Rennes en 1754, donnera son nom à la loi du
14 juin 1791 interdisant toute association et coalition.
[10]
Henri Desroches, Histoires d'économies sociales, du tiers état aux tiers
secteurs, Syros, 1991, 264p.
[11]
Pierre Waldek Rousseau, né à Nantes en 1846, Ministre, président du Conseil, il
fit gracier Dreyfus.
[12]
Entretien avec Michel Rocard, Le Monde2, juillet 2003
[13]
Programme de recherche : l'économie sociale en région, CCB-CRCB, 2003
[14]
La distinction entre les deux termes est subtile. Nous pouvons, en rapport à
notre objet, qualifier l'instrumentation d'une association par sa définition
comme l'un des instruments d'une politique publique. Nous pouvons définir
l'instrumentalisation d'une association comme son utilisation pour un profit
politique.
[15]
Yvan ILLICH, La convivialité,
Points Civilisation, 1968, 158p.
[16]
Alain PENVEN, L’engagement bénévole dans les MJC de Bretagne, de l’engagement
pour soi à l’engagement pour autrui, CCB/FRMJC, 2005, 215p.
[17] Recherche-action sur les
dynamiques associatives rennaises, CCB 2006.
[18] ION Jacques, RAVON
Bertrand, « Causes publiques, affranchissement des appartenances et
engagement personnel », Lien social et politique, RIAC, 39, P.59-71
[19] ION Jacques, FRANQUIADAKIS
Spyros, VIOT Pascal, Militer aujourd’hui, Paris, Autrement, CEVIPOF, 2005,
139p.
[20] PUCA, appel à projet de
recherche « La citoyenneté urbaine aujourd’hui », 2007.
[21]
Jacques ION, La fin des militants, l’Atelier, 1977, 128 p.
[22] L’engagement pour soi,
l’engagement pour autrui, l’exemple des MJC de Bretagne, CCB, 2005
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