LES TERRITOIRES MOUVANTS DE LA PRÉVENTION SPÉCIALISÉE



Entre espaces vécus des jeunes et coercitions administratives, la délicate construction d’un ordre territorial négocié

 Les équipes de la prévention spécialisée interviennent auprès de jeunes en difficultés dans le cadre de la protection de l’enfance du Département. Contrairement aux interventions éducatives de l’Aide Sociale à l’Enfance –ASE-, l’intervention de prévention spécialisée s’exerce sans mandat spécifique puisqu’il s’agit « d’aller vers » les jeunes en situation de risque d’exclusion et de susciter leur adhésion volontaire à une démarche éducative. L’intervention de prévention spécialisée déployée à partir d’un territoire circonscrit par la collectivité publique, se traduit principalement par des formes de déambulation dans l’espace public. Il s’agit  de conduire un travail d’observation et de veille, de tisser des  relations avec les jeunes, de leur proposer des activités de prévention en dehors du temps scolaire ou lors d’évènements festifs notamment. A partir de ce travail de terrain sur lequel repose la construction d’un rapport de reconnaissance et de confiance entre l’éducateur et le jeune, un accueil personnalisé dans un local, lieu d’accueil et de ressources, est proposé afin d’établir les relais nécessaires auprès d’autre services et dispositifs missionnés pour résoudre des problèmes de logement, de formation, de santé…Ainsi les équipes de prévention spécialisée doivent  se positionner dans un réseau social, médico-social territorialisé  afin de définir leurs places et leurs prérogatives. Ce travail en réseau rend possible la mobilisation de compétences complémentaires et la définition concertée de parcours d’accompagnement et de suivi. Cette territorialisation de l’intervention éducative définie et validée par le Département se  complète par une contribution des équipes de prévention aux  dispositifs de la politique de la ville  structurée en référence aux principes d’une géographie prioritaire. Les éducateurs de prévention subissent aussi les pressions directes des élus locaux confrontés aux violences urbaines et qui interrogent fréquemment l’efficience de la prévention spécialisée. Ajoutons à cette description sommaire des principes et des cadres  territoriaux de la prévention spécialisée les injonctions de la rénovation de l’action sociale et médico-sociale qui bousculent des cultures professionnelles plus habituées à la préservation d’un espace autonome de définition et de régulation interne qu’à l’inscription dans une logique de justification externe de l’action.


La montée en puissance des coercitions managériales[1], l’imposition des techniques évaluatives, l’exigence d’une communication transparente sur l’action éducative à l’adresse des dirigeants et des élus, conduisent à une reformulation du positionnement des équipes de prévention et à une transformation contrainte du référentiel d’intervention. Le plus souvent gérées par des associations de Sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence conventionnées avec les Villes et les Départements, les équipes de prévention sont soumises à une double injonction de reconnaissance et de légitimation, celle de l’usager et celle de la tutelle administrative. Instruit par les enseignements d’une intervention sociologique appuyant la réalisation d’un diagnostic de positionnement des équipes de prévention spécialisée de l’agglomération rennaise[2], nous considérons que les territoires construits par les professionnels de la prévention sont « mouvants ». Ils offrent une consistante incertaine car ils se trouvent placés en tension entre la labilité des conduites juvéniles et les injonctions administratives budgétaires et réglementaires visant une rationalisation de l’action éducative. Afin de surmonter cette tension qui est source de controverses entre les acteurs, une démarche de production de connaissances a été entreprise afin de bâtir des argumentaires susceptibles de convaincre les financeurs de soutenir et de pérenniser cette forme d’action éducative qu’il est, par définition, délicate à rendre lisible. Le rapport au territoire constitue une épreuve (J.ION[3]) pour les professionnels qui gardent néanmoins leur capacité d’interpellation et de négociation. Michel AUTES[4], lors d’un séminaire de la DIV consacré aux projets sociaux de territoire avait proposé une distinction éclairante entre  politiques territorialisées et politiques territoriales : « Une politique territorialisée décline sur le territoire des politiques  nationales et institutionnelles. Elle demeure de l’ordre de l’implémentation d’une politique centrale (..) Une politique territoriale est une politique « produite » par le territoire ». Prenant en compte cette distinction, nous ajoutons que les acteurs sont en capacité de construire et de négocier (A. STRAUSS[5]) un ordre territorial articulant leurs initiatives locales avec  les différentes échelles territoriales de définition des politiques sociales (Métropole, Département, Etat, Europe). Dans cette perspective, nous assistons à une reformulation incertaine du positionnement et des compétences de la prévention spécialisée sur les territoires.


Alain PENVEN
Professeur des Universités
Département de Sociologie - ARS (EA 3149)




[1] Michel CHAUVIERE, Trop de gestion tue le social, La Découverte, 2007
[2] Diagnostic de territoire appliqué à la prévention spécialisée réalisée par le Collège Coopératif à la demande de la Sauvegarde de l’enfance d’Ille et Vilaine aux cours des années 2010, 2011.
[3] Jacques ION, Le travail social à l’épreuve du territoire, Privat, 1990
[4] Expérimentation nationale des projets sociaux de territoire, 2003, DIV/ANRU
[5] Anselm STRAUSS, La trame de la négociation, L’Harmattan, 1999

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

L'INGENIERIE SOCIALE

A la ville et au monde