CUISINES ET DEPENDANCES DE LA PARTICIPATION
L’offre de participation
fortement impulsée par l'Etat comme une dimension incontournable de la
politique des villes, se trouve confrontée, en dépit de la bonne volonté des
acteurs mobilisés, à des obstacles, des résistances et des enjeux
contradictoires qui donnent à la constitution d'un objet commun un caractère
laborieux et parfois conflictuel. Ce véritable travail d'élaboration collective
révèle des positions d’acteurs différenciées que l'utopie agissante et volontariste
ne parvient pas à surmonter. Les questions de l'engagement démocratique, du
langage, des statuts, des enjeux et logiques d'intérêts, comme celles des
pratiques et représentations de l'espace public et de l'espace habité, sont
autant de composantes d'une pluralité de référentiels qui orientent les expériences
et logiques des acteurs. L’objet de cet article est de révéler l’envers du décor
d’un type de démarche participative et de montrer la lente construction d’espaces
d’engagement, d’expression et de délibération.
Mots clés :
participation, espace public, intervention sociologique
CUISINES ET DÉPENDANCES
DE LA PARTICIPATION
Retour sur expérimentations
Nous proposons dans cet
article une lecture des conditions de production d’un type de démarche participative initié dans le
cadre des politiques de la ville en France pour en souligner le caractère aléatoire
et contradictoire. A partir d’un retour sur expérimentations1-, il s’agira de dépasser une logique d’exposition
classique qui privilégie la mise en scène des résultats dans une perspective de
justification et de promotion, pour montrer le caractère contraint et limité de
ces avancées démocratiques. Nous interrogerons plus particulièrement les
processus de construction à l’œuvre, les jeux de positionnement, les négociations
et les velléités d’instrumentalisation réciproque des acteurs. Nous serons également
attentifs aux méthodes mobilisées pour accompagner ces démarches participatives
en interrogeant la place du sociologue praticien, chercheur intervenant dans le
cadre d’une commande et qui se trouve confronté à des tensions difficilement
surmontables en raison de la contradiction qui apparaît de manière contingente entre
la logique de recherche-action qu’il souhaite initier et les logiques d’action
visant l’action publique et le développement communautaire.
Jean-Yves Trépos (Trépos, 2001 : 238) a
mobilisé la métaphore de l’albatros pour distinguer les postures académiques
distantes du terrain, des sociologies d’intervention engagées dans l’action
pragmatique. Pour notre part, nous avons aussi recouru à l’évocation d’un
bestiaire pour promouvoir une recherche « castor » qui se
distinguerait de recherches fondées exclusivement sur la reproduction d’un discours
ou celle s’appuyant principalement sur la compilation circulaire d’ouvrages. L’ambition
de cette recherche « castor » est de « nager à contre courant
pour construire une maison commune » (Penven, 2013 : 110). Dans
cette perspective, c’est bien le processus collectif d’engagement des acteurs
dans des démarches qui associent réflexion et action qui détermine la posture
du sociologue praticien et la construction d’un rapport de coopération avec un
système d’acteurs constitué pour l’épreuve participative. La recherche qui est
ici empirique et participative est située dans un rapport à une commande et elle
est conditionnée par les aléas de la constitution et de la mobilisation d’un
système d’acteurs participatif. Elle est aussi une recherche-action dans la
mesure où elle part de l’action et engage un processus réflexif de transformation
des manières de penser l’action collective.
Dans ce texte, nous allons passer en revue un
ensemble de questions que posent ce type de dispositif en tentant de révéler, à
partir d’un regard critique et distancié sur une forme de dispositif participatif
que nous avons piloté, ce qui est généralement occulté : les modalités
pratiques de mise en œuvre et d’ajustement. Nous chercherons aussi à dégager de
ces approches singulières et situées des enseignements de portée plus générale
sur les dispositifs participatifs et l’expérimentation démocratique. Les
démarches participatives, accompagnées et étudiées, illustrent les enjeux et
les principes d’une démocratie octroyée qui déplace et interroge la position
des acteurs, qu’ils soient chercheurs, agents, élus et citoyens « participatifs ».
Le regard rétrospectif sur les cuisines et les dépendances de la participation
nous permet d’identifier les ingrédients de cette « tambouille politique
expérimentale » et d’en apprécier
les saveurs aigres douces.
1- La
demande et la commande
La conception et la mise
en œuvre d’une démarche participative constituent en premier lieu un processus
de négociation (Strauss, 1996 : 245) situé dans un contexte territorial et
règlementaire spécifique qui va permettre, progressivement, de produire un
accord à partir d’un effort d’intercompréhension. Ce jeu de négociation préalable
à l’action mobilise les chefs de projet, voire l’élu de la collectivité
publique qui prend l’initiative et les intervenants pressentis identifiés à
partir d’un centre d’étude et de recherche, d’un ancrage universitaire, d’une
notoriété fondée sur des réalisations analogues. Différents principes d’action
vont être validés et formalisés dans un cahier des charges. Cependant, la présentation
de l’action et de sa finalité reste à ce stade générale et formelle. Les
difficultés rencontrées, les conflits, les enjeux qui travaillent le système d’acteurs
sont rarement abordés à ce stade de la négociation. Pourtant, l’historicité des
expériences collectives va impacter considérablement le processus participatif
initié. D’un côté, les promoteurs de la démarche cherchent un appui méthodologique
et scientifique pour réunir les conditions optimales afin relever le défi
participatif. Ce recours à un tiers qui peut adopter une posture réflexive et
distancié sur des situations locales permet aussi de surmonter les tensions et
clivages qui structurent le système d’acteurs. Autrement dit, la démarche
participative est potentiellement conflictuelle car elle va engager un
processus de changement qui va bousculer la position des acteurs dans l’espace
public, faire apparaître de nouveaux acteurs, interroger des pratiques routinières
et redistribuer en quelque sorte les cartes du jeu partenarial.
De son côté, le sociologue
praticien, interpellé par cette demande publique, va étudier l’opportunité et
la faisabilité de l’engagement dans ce type de démarche. Certes la question
financière est importante car la contractualisation de ce type de prestation de
recherche-action permet de renforcer les moyens d’action du centre d’étude et
de recherche mais ce n’est pas la motivation principale. La perspective de coopérer
avec des collectivités publiques et des systèmes d’acteurs engagés dans des expérimentations
socio-politiques présente un intérêt central pour le chercheur qui va négocier
un terrain particulièrement riche et tester différentes hypothèses théoriques
et méthodologiques. Ainsi, dès l’origine du processus de négociation et de
contractualisation les logiques d’action des principaux initiateurs et opérateurs
apparaissent diversifiées. Cependant, elles convergent nécessairement autour d’un
principe commun d’action validé par un accord formalisé. Cette pluralité des
logiques peut constituer une source de tensions entre les parties prenantes et
la réussite du dispositif participatif est dépendante de la capacité des
acteurs à concilier leurs conceptions et à ajuster leurs positions afin de
respecter l’accord initial. Au cahier des charges rédigé par la collectivité publique répond un
programme d’intervention proposé par le centre d’étude et de recherche. Le
prestataire s’engage ainsi sur la méthode, les ressources humaines mobilisées,
les supports de communication à finaliser (rapports, synthèse, événements de
valorisation). Il s’agit généralement de mobiliser les outils de la
recherche-action dans un cadre collectif afin de fonder de manière objectivée
les orientations de l’action publique.
2- L’engagement
et l’enrôlement des acteurs
Le premier défi de la démarche participative
c’est la mobilisation des acteurs et plus précisément l’engagement et la
participation active et élargie des habitants des territoires concernés. La légitimité
de ce type de démarche repose sur une représentation idéalisée de la
participation citoyenne et sa valeur sera évaluée à l’aune de cet indicateur.
La démarche a-t-elle permis une large participation des acteurs ? Les habitants
ont-ils trouvé leur place ? Les résultats obtenus font-ils l’objet d’un
large consensus ? Autant de questions qui pèsent sur la conduite de l’action
et de son évaluation. La mobilisation des acteurs professionnels et des militants
associatifs « professionnalisés » apparaît aisée et naturelle. La démarche
participative mobilise donc en premier lieu des acteurs qui se mobilisent
habituellement en raison de leurs engagements professionnels ou militants. Mais
l’ambition participative est bien d’ouvrir ce cercle d’initiés à d’autres acteurs,
notamment les « acteurs faibles » (Payet, Giuliani, Laforge, 2008),
afin de tendre vers une forme de représentativité qui apporterait de la valeur
et de la crédibilité à l’initiative. La question de la représentativité, qui
est rarement traduite dans la réalité, montre que les représentations
collectives de la démocratie pèsent sur ces démarches qui oscillent entre animation sociale et
expérimentation démocratique. L’idéal républicain de participation citoyenne
universelle bute concrètement sur l’apathie du citoyen qui se trouve convoqué
dans un dispositif dont il ne maîtrise pas toujours les codes. Les
professionnels intervenants sur le territoire concerné (les centres sociaux, la
mairie de quartier par exemple) vont mobiliser leurs réseaux relationnels pour
convaincre et enrôler des habitants invités à contribuer au dispositif
participatif. L’engagement des acteurs se réalise donc selon plusieurs
registres : institutionnel, professionnel, militant, relationnel. Dans
cette configuration, la place et le statut des membres du système participatif
sont d’une grande diversité puisque certains représentent des institutions à
partir d’un mandat, d’une délégation. D’autres mettent en avant une mission
professionnelle ou la représentation d’une organisation militante (syndicat,
association). Les habitants, qui peuvent être aussi des professionnels, des
militants… sont considérés à partir de leur statut résidentiel et leur expérience
personnelle de la vie sur un quartier qui va faire l’objet d’une intervention
publique. Ils sont en quelque sorte convoqués pour cautionner le bien fondé d’une
politique publique qui vient d’en haut par un engagement qui vient d’en bas et
qui va apporter l’onction des savoirs profanes. L’engagement et la
participation des habitants est facilitée par l’effort d’accueil et de
convivialité réalisé par les organisateurs (Ouverture de la halte garderie et
de l’accueil des adolescents ; organisation de goûters et de buffets, de
manifestations conviviales et de voyages). En conséquence, la participation
durable des acteurs tient autant par l’intérêt des questions abordées (projet
culturel, réhabilitation de logements…) que par la qualité des relations tissées
dans la durée. Il s’agit de créer un cadre participatif permettant aux acteurs
de trouver leur place et d’avoir le sentiment de faire œuvre utile tout en
passant un moment convivial et enrichissant. Ainsi, nous pouvons identifier
différents régimes d’engagement (Thévenot, 2006) : l’engagement statuaire (institution
et profession) programmé en référence à un plan (l’aménagement urbain), une
perspective politique (la cohésion sociale, la démocratie culturelle) ; l’engagement
dans un espace public d’expression et de délibération qui va satisfaire ou
frustrer le militant engagé dans un mouvement de défense et de transformation
sociale (le syndicalisme du cadre de vie par exemple) ; l’engagement
familier de l’habitant enfin, qui va inscrire sa présence à partir de relations
de proximité et au regard des enjeux qu’il perçoit pour l’amélioration de son
espace de vie. Notons que cette démarche d’engagement et d’enrôlement des
acteurs est un processus lent, laborieux, aléatoire qui suppose un effort
particulier de persuasion. Le dispositif participatif va opérer une traduction
des acteurs (Akrich, Latour, Callon, 2006), la traduction étant définie comme l’ensemble
des négociations, intrigues, actes de persuasion qui permettent l’émergence d’une
autorité collective orientant l’action. Si la démarche d’engagement et d’enrôlement
fonctionne bien auprès d’habitants disponibles et intéressés, elle ne parvient
pas à mobiliser de manière durable les élus et les jeunes. Cette situation est
paradoxale car ces deux types d’acteurs sont fréquemment évoqués lors des échanges
entre les acteurs ; les élus en référence à leurs responsabilités dans la
décision publique et l’attribution des ressources ; les jeunes en raison
des problèmes que pose leur présence dans l’espace public et les inquiétudes
qui pèsent sur leur avenir. Les élus sont souvent présents lors des séances
inaugurales de lancement des opérations, ils disparaissent ensuite pendant la période
d’élaboration collective, gardant ainsi une posture distanciée à l’égard du
dispositif participatif. Les élus réapparaissent lors des manifestations
organisées pour la présentation des résultats et la signature d’accords de
partenariat. Dans cette configuration, le processus participatif est pensé
comme une démarche de construction collective de propositions dont l’approbation
relève des prérogatives des élus locaux qui conservent sans partage leur
pouvoir de délibération et de décision.
Du côté des « jeunes du quartier » la
participation recherchée est contrariée par des formes d’occupation de l’espace
public et des équipements publics de quartier qui coïncident rarement avec les
méthodes mobilisées (ateliers, conférence, forum). Seuls les jeunes organisés
en association, souvent étudiants originaires du quartier, saisissent l’opportunité
de faire connaître leurs actions avec l’espoir d’obtenir reconnaissance et
soutien.
3- Des
méthodes collaboratives
Nous partons de l’idée
que les méthodes, les outils, les techniques ne sont pas neutres et portent en
eux un contenu idéologique. Autrement dit, les instruments des démarches
participatives révèlent une certaine conception de l’humain et de l’humanité.
Ce sont des démarches capacitaires qui postulent de l’égalité des citoyens dans
la construction d’un bien public. Cet idéal démocratique de l’égalité abstraite
et statutaire se trouve confronté dans l’action pratique aux inégalités concrètes
de position et d’accès aux ressources et aux outils (savoirs, langage, codes).
La démarche participative constitue un acte d’expérimentation démocratique,
mais elle est surtout un processus d’apprentissage (Talpin, 2007 : 103-125)
de la participation citoyenne. Cette dimension formative est au cœur des méthodes
que nous avons mobilisé pour conduire ces « chantiers ». Inspirées de
la matrice de formation par la recherche-action initiée par Henri Desroche (Desroche,
1991), nos méthodes d’intervention à visée émancipatrice (Freire, 1977)
associent les outils de la formation des adultes et les méthodes de la
recherche-action collective (Hermelin, 2009), principalement : l’atelier
coopératif de recherche-action.
L’atelier conçu comme un
espace convivial (Illich, 1973) d’appropriation des outils et de construction d’un
objet commun est le lieu privilégié du déploiement d’une pédagogie fondée sur
la distance aux rôles, la valorisation des savoirs expérientiels et l’élaboration
d’une pensée partagée. C’est un pari sur l’intelligence collective et l’égalité
des intelligences (Rancière, 2004) qui postule que tout acteur riche d’une expérience
sociale placé dans un contexte d’apprentissage favorable est capable de
produire un savoir sur l’action,
dans l’action et pour l’action (Desroche, 1991). Cette perspective maïeuticienne
suppose la création d’un espace propice à l’expression libre, à l’écoute compréhensive,
au dépassement de soi dans un projet partagé. Ce travail de réflexion collective
qui se construit à partir de l’expérience singulière de chaque acteur, nécessite
de la part des participants un engagement ouvert, durable et désintéressé. Le
sociologue praticien qui anime et pilote le dispositif participatif, va
mobiliser les compétences du pédagogue et celles du chercheur. Il doit faire
preuve d’adaptabilité et de réactivité afin de suivre le cheminement du groupe
d’acteurs mobilisé. Il chercher en particulier à faciliter la participation
effective de chacun par l’écoute et l’incitation ; gérer les tensions,
contradictions conflits qui apparaissent aux cours des discussions ;
offrir des traductions acceptables de l’expression de chacun dans une
formulation partagée des constats et des analyses, des accords et des
contradictions. La régulation du système participatif est facilitée par l’effort
d’écriture et de formalisation de la pensée collective. Au cours des ateliers
et dans la période qui sépare les ateliers (généralement une séance mensuelle
sur une période de 12 à 18 mois) des écrits de synthèse sont proposés à la
validation des acteurs qui peuvent ainsi mesurer la progression du travail réalisé.
Cet effort d’écriture et de validation collective est un principe structurant
qui traduit matériellement la participation de chacun. Si la parole offerte est
importante, elle n’est pas suffisante pour valider une démarche participative.
Elle en constitue le matériau principal qui va être travaillé, interrogé,
enrichit par le débat et valorisé par l’écrit validé collectivement. L’expérience
vécue est un point d’entrée dans la démarche participative qui va permettre de
mutualiser des connaissances et d’articuler les perceptions différenciées des
situations. L’atelier fonde son processus de construction sur le croisement des
subjectivités et l’énonciation d’hypothèses qui sont par la suite confrontées à
d’autres données, d’autres types de savoirs. Il s’agit de construire un monde
commun objectivé à partir de la singularité du positionnement des acteurs
(Berger et Luckman, 2012).
A un moment donné du
processus de recherche, il est nécessaire d’ouvrir la réflexion à d’autres
points de vue, d’autres sources d’informations, d’autres expériences. Bref de
conduire des enquêtes, de mener des auditions, de rechercher des ressources
documentaires utiles. Ce travail d’ouverture par l’enquête permet d’enrichir la
réflexion, de vérifier des hypothèses, d’élargir le champ des investigations.
Ensuite, un travail de
synthèse et de traduction dans un langage accessible permet de communiquer le résultat
de la production collective et d’en déduire des orientations et des préconisations.
Cette étape de présentation des résultats produits est généralement organisée
dans le cadre d’évènements (une assemblée, un forum) dont l’ambition est de
rendre public les réalisations et de mettre en débat les préconisations. Dans
les faits, ces événements publics sont rarement le moment d’un débat animé et
contradictoire. Il s’agit davantage de
temps institutionnels ou conviviaux ritualisés pour valoriser le travail
réalisé et permettre l’expression d’une reconnaissance publique à l’égard des
acteurs mobilisés. Le caractère agonistique (Blondiaux, 2008 : 131-147) de
la participation démocratique est refoulé ou occulté car il s’agit de mettre en
scène des réalisations positives pour le quartier et d’adresser au peuple des
signaux forts sur la capacité de mobilisation et d’innovation des acteurs
publics et privés qui font la vie du quartier et en constituent les « forces
vives ».
4- Langage
et positions légitimes
Nous avons montré de manière détaillée les
fondements et les principes d’action qui organisent nos expérimentations
(Penven, 2010). Elles sont ambitieuses, généreuses et potentiellement
innovantes. Mais la mobilisation d’une expertise collective fondée sur des
valeurs et des principes pédagogiques qui ont fait leurs preuves ne permettent
pas toujours de surmonter de nombreux obstacles qui rendent particulièrement aléatoire
la réussite de ces démarches au regard de l’exigence participative. L’inscription
dans une démarche participative va confronter l’acteur à une série d’épreuves
(Martucelli, 2006) qui vont le mettre en situation d’apprentissage, ce qui va
parfois le déstabiliser. Cette situation d’épreuve peut constituer un encouragement
pour les acteurs à réagir et à conquérir une nouvelle position. Mais elle peut
aussi être source de découragement et se traduire par un désengagement. L’épreuve
est à la fois promotionnelle et sélective.
La première épreuve réside dans l’effort de
distanciation aux rôles et aux statuts. L’atelier participatif suppose une égalisation
des positions qui va mettre au même niveau d’expression et de considération les
acteurs quelque soit leur statut. Ce principe d’action qui est habituel dans le
cadre de la formation des adultes où le groupe en formation est fondé sur une égalité
de position, n’est pas commun dans l’espace public qui est construit par des
positions légitimes acquises de haute lutte par le statut et le pouvoir de l’engagement.
D’un côté certains acteurs, nous les appellerons « les acteurs forts »
doivent mettre à distance le pouvoir symbolique et pratique qu’ils possèdent en
raison de leur fonction et de la place dominante qu’ils occupent dans l’espace
public ; de l’autre des acteurs qui n’en n’ont pas l’habitude doivent s’autoriser
à émettre un point de vue personnel de portée générale et à contribuer ainsi à
la construction d’une action publique qui dépasse largement ses problèmes
quotidiens et la représentation qu’il peut se faire de ses intérêts. Ces
personnes, nous les appellerons « les acteurs faibles », ont peu de prises
sur les dispositifs et leur situation de pauvreté ou de précarité ne les a pas
préparé à agir de manière assurée auprès d’acteurs qui possèdent une capacité d’intervention
sur leurs conditions de vie. Illustrons par deux exemples cette inégalité de
position : Que pèse la parole fragile d’un locataire qui éprouve des
difficultés à régler ses impayés de loyer face à l’élu local, président de l’office
HLM ? Comment affirmer un point de vue politique pour une personne en
difficulté face à des travailleurs sociaux qui exercent auprès d’elle des
missions d’assistance et de protection ? Bref, la position et la situation
de l’acteur vont avoir un impact déterminant sur sa capacité à prendre une part
active au jeu participatif. Il s’agit moins d’une question de manque de temps
ou d’intérêt que d’une question de place dans l’espace public et de la reconnaissance
qui accorde la confiance et autorise l’expression assurée (Honneth, 2000).
La seconde épreuve est une épreuve de langage. Le
langage constitue pour tout humain le vecteur de communication et d’apprentissage
principal. Il est aussi un outil de domination et d’assujettissement (Bourdieu,
2001). Les institutions comme les professions produisent des formes de langages
spécialisés qui délimitent un champ d’expertise. Ces langages spécialisés
(administratif, académique, politique, culturel) constituent des frontières qui
vont se traduire par la constitution de cercles ou de cliques de spécialistes
qui se cooptent car ils en maîtrisent le vocabulaire et la grammaire. Dans le
cadre d’un dispositif participatif qui mobilise des acteurs provenant d’horizons
divers, il est nécessaire de promouvoir un langage accessible à tous afin de répondre
à l’enjeu d’accessibilité. Mais ce langage doit être suffisamment précis et
documenté pour constituer un support de réflexion partagée. Si l’on n’y prend
garde « les acteurs forts » monopolisent le temps de parole et marquent
leur position dominante par leur capacité d’élocution, la richesse de leur
vocabulaire, le recours à des arguments d’autorité. « Les acteurs faibles »
de leur côté peuvent s’en tenir à une position inconfortable de réserve
silencieuse ou au contraire réagir brutalement pour manifester une incompréhension,
voire de l’exaspération.
La troisième épreuve est souvent constituée d’un
douloureux retour à la réalité. En effet, si la méthode initiée est favorable à
la mobilisation collective pour la conception de nouvelles manières de penser
et d’agir, la fin de l’expérience est marquée par l’incertitude de la
reconnaissance de la production collective par les pouvoirs publics. La
traduction opérationnelle des préconisations va se trouver conditionnée par la
décision des élus, la mobilisation potentielle de moyens, l’adhésion ou la résistance
des institutions. Le retour du statut et des pouvoirs constitués en quelque
sorte.
5- Les
ambiguïtés du sociologue praticien
Le sociologie praticien se trouve dans une position
d’accompagnateur et de médiateur. Il doit
garantir le cadre négocié
et contribuer à la réussite de l’entreprise par ses connaissances et la maîtrise
des outils du pédagogue et du chercheur. Objectivement, il est prestataire d’une
commande publique et se trouve en quelque sorte « l’obligé » des
commanditaires. Il a construit avec les chefs de projet, qui sont les véritables
chevilles ouvrières de l’action, un rapport de confiance et de compréhension.
La guidance du dispositif est assurée à ce niveau. Pourtant, inspiré par une idéologie
émancipatrice et capacitaire, il va avoir tendance à conforter la position des « acteurs
faibles » et à réduire l’emprise des « acteurs forts ».
Implicitement, il se place dans une posture de démiurge, qui le temps de l’expérimentation,
va chercher à bâtir un nouveau monde. Mais cette vision prométhéenne constitue
bien une illusion qui va s’évaporer dans l’épreuve que va constituer la résistance
des acteurs et la mobilisation puissante des institutions. Par ailleurs, le
sociologie praticien va conduire sa mission dans un espace temps déterminé par
contrat et il va progressivement se détacher de son terrain et en retirer des
enseignements utiles à son action professionnelle. Si le sociologie praticien
est devenu le temps d’une expérimentation l’instrument d’une politique
publique, la politique publique expérimentale est aussi mobilisée comme une
donnée utile à la recherche. Cet instrumentation réciproque est aussi
identifiable pour les acteurs « forts et faibles » qui vont retirer
des bénéfices variables selon leurs positions et leurs intérêts.
6- Ce
que produit le dispositif participatif
Le dispositif participatif produit des processus,
des acteurs et des écrits.
Le processus collectif de participation que nous
venons de décrire et d’analyser les écueils est avant tout un processus de
changement collectif initié pour répondre à des objectifs de rénovation de l’action
publique par la mobilisation d’outils de la recherche et de la formation des
adultes. Au regard de nos observations, qui rappelons-le sont limitées et
localisées, nous pouvons considérer que le dispositif participatif produit une
succession de déplacements des acteurs et de leurs positions respectives dans l’espace
public. Il s’agit d’une redistribution momentanée des cartes pour un jeu
collectif qui va se dérouler en marge des institutions. Le dispositif mobilise
et enrôle des acteurs qui acceptent pour diverses raisons de prendre une part
active à l’expérience. Par cet effort d’engagement et de mobilisation le système
d’acteurs préexistant se recompose, s’élargit, se complexifie. De nouveaux
acteurs sont identifiés, ils trouvent leur place, témoignent d’un
renouvellement et d’un élargissement.
La démarche d’atelier participatif, qui constitue
pour nous le lieu central d’élaboration d’un programme ou d’un projet, est
aussi le support d’un processus d’apprentissage et de production de
connaissances nouvelles. L’analyse partagée de savoirs expérientiels, la
mobilisation des outils de collecte et de traitement d’informations, l’effort
collectif de compréhension de questions complexes (la prévention des conduites
déviantes ; la démocratie culturelle, l’aménagement urbain) vont progressivement
instruire les participants et les doter de nouvelles capacités instrumentales
et réflexives (observer, réfléchir, agir).
Au titre des productions, le dispositif
participatif va généralement produire des écrits de synthèse traduits en
supports de communication appropriables par un large public (Exposition,
diaporama, exposés de groupes). La qualité de la formalisation écrite des résultats
va conditionner, d’une part, la recevabilité par le public, et d’autre part, déterminer
le degré de reconnaissance accordé par les institutions.
7- La
puissance des institutions et de leurs instruments
En apportant quelques
nuances à la thèse de l’épuisement du programme institutionnel développée par
François Dubet (Dubet, 2002), nous constatons que la puissance structurante de
ces institutions publiques est toujours aussi efficiente. Ces institutions
conservent leurs prérogatives et leurs pouvoirs bien que leur emprise soit
moins hégémonique en raison des phénomènes de défiance qui travaillent la société.
Ce qui change, ce sont les modalités de l’exercice du pouvoir par l’instrumentation.
A l’aune des démarches participatives initiées, nous pouvons caractériser ce
pouvoir institutionnel par la capacité à agir sur les acteurs à partir de trois
formes de contraintes : l’incitation, la norme et la coercition. Autrement dit, le pouvoir
institutionnel apparaît aujourd’hui moins visible et identifiable. Il est en
retrait, distancié, mais il reste tout aussi efficace en raison de la
mobilisation et la maîtrise d’outils de gouvernance particulièrement
performants. Le gouvernement par les instruments (Lascoumes et Le Gales, 2005)
permet de libérer des énergies collectives, d’offrir des espaces d’expression
et de négociation tout en conservant bien en main les outils de pilotage que
constituent l’allocation des ressources et l’application de la législation. Nous
pouvons considérer que nous assistons à un détour participatif qui au mieux
enrichit les dynamiques sociales des territoires sensibles, au pire constitue
une technique d’apaisement et de contrôle social implicite (Arstein, 1971). Car
il s’agit bien de tenir les quartiers populaires par d’autres leviers que la sécurisation
de l’espace urbain et la mise en œuvre de politiques d’assistance aux pauvres
et aux précaires. La culture et la démocratie permettent de ré-enchanter la vie
des quartiers populaires et de redonner un sens partagé à l’action publique.
Conclusion :
Espérances et désillusions
Le regard que nous portons sur ces initiatives avec
le recul nécessaire à l’analyse critique montre une écart important entre les
intentions initiales qui visent à refonder un projet démocratique dans la
proximité et les résultats obtenus qui restent limités et fragiles. Alors, au
regard de ces analyses devons-nous déconsidérer ce travail participatif et
le classer au rang des simulacres de
démocratie ? (Blondiaux, 2007 : 118-129) Une évaluation rigoureuse et
objective permet de souligner les avancées et les limites de cette forme de
participation. Elle permet ainsi de déconstruire le discours de justification
politique pour introduire une compréhension fine des processus d’apprentissage
collectif de la participation. En se débarrassant d’un discours trop général
porteur d’une vision idéalisée de la démocratie, il est possible d’entrevoir,
dans la durée, des pratiques contributives à l’action publique fondée sur la
participation concrète d’acteurs davantage formés et capables de se saisir des
opportunités participatives pour orienter ou infléchir des politiques
publiques. Par ces expérimentations,
les acteurs publics et privés apprennent ensemble à concevoir et à piloter des
espaces de démocratie dialogique qui peuvent impacter, à la marge ou de manière
plus significative, les mécanismes de la démocratie représentative sacralisés
par le mandat de l’élu.
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1- Rédaction d’un projet culturel de
quartier ; conception d’une convention territoriale dans un quartier
populaire ; refondation des relations entre associations et pouvoirs
locaux.
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