Innovation sociale et innovation institutionnelle, quelles articulations? L'exemple des politiques sociales
Introduction
Le concept d’innovation
est à la mode, il envahit le discours public. Il apparaît inscrit dans des
enjeux sociaux, politiques, scientifiques aux logiques plurielles. C’est une
notion polysémique, malléable en cours de définition et d’appropriation[1].
On peut constater une accélération de la référence à l’expérimentation et à l’innovation
dans les discours publics au cours des années 2008/2009. On pourrait résumer ce
discours public par la formule suivante : encourager l’expérimentation de solutions innovantes dans la
perspective d’une généralisation de ces solutions pour une modernisation des
politiques publiques. Soulignons ici le rôle central joué par Martin HIRSCH[2]
pour imposer au cœur de l’Etat les démarches d’expérimentation[3]
dans le domaine des politiques
sociales que ce soit dans la réforme du revenu minimum (RSA) de la lutte contre
les exclusions[4] ou encore
les politiques jeunesse (Fonds d’Expérimentation pour la Jeunesse). Notons
aussi la promotion des travaux d’Esther DUFLO aux Etats Unis et en France[5]
sur l’évaluation randomisée d’actions de lutte contre la pauvreté (PNUD), sans
oublier les travaux de Julien DAMON réalisés pour la revue Futuribles, travaux
qui portent sur les innovations susceptibles de rénover l’Etat Providence[6].
Au plan européen, l’expérimentation pour l’innovation sociale est devenue une
catégorie de l’action publique qu’il convient de promouvoir car : « La crise financière et économique a encore accru l’importance
de la créativité et de l’innovation en général, et de l’innovation sociale
en particulier, comme facteurs de croissance durable, de création d’emplois et
de renforcement de la compétitivité[7] ». La rhétorique construite autour du
couple expérimentation / innovation sociale repose sur le constat que les
crises (économiques, financières, de l’Etat Providence) imposent l’exploration
de voies nouvelles aboutissant à la rénovation des politiques publiques, d’une
part, et la mise sur le marché de nouveaux biens et de services compétitifs, d’autre
part. La référence à l’expérimentation pour l’innovation relève donc du
diagnostic de situation, de l’utopie de la créativité généralisée et de l’invention
d’instruments et de méthodologies capables de stimuler les changements recherchés.
L’expérimentation sociale apparaît
ainsi comme une nouvelle voie pour tester les politiques sociales. Pour
Marjorie JOUEN[8], de l’Institut
Jacques Delors Notre Europe, « Dans
le domaine social, l’expérimentation se situe clairement dans le champ de l’innovation
produite par des acteurs de terrain en vue de renouveler la politique sociale,
alors que cet enjeu redevient pertinent face aux tendances aggravées d’exclusion
sociale et à l’apparition de nouveaux besoins non susceptibles d’être
satisfaits par le marché. Elle apparaît comme une démarche de rationalisation
des décisions publiques ». L’expérimentation sociale permet de tester
de nouvelles approches, de valider de nouveaux dispositifs, d’encourager les
pratiques novatrices. Elle est devenue un instrument de pilotage de la
modernisation des politiques publiques.
L’hypothèse de la diversification des formes du social par l’expérimentation
et l’innovation
Abordons à présent la question de l’innovation
dans le champ des politiques sociales. La première hypothèse repose sur l’idée
de la diversification des formes du social par l’expérimentation et l’innovation.
Je reprends ici la proposition de Jacques DONZELOT[9]
qui avait qualifié le RMI de social de 3 ° type. En suivant son raisonnement on
peut considérer que le premier type fondé sur l’assurance et adossé au travail
est central mais il est complété par un 2° type (sensé disparaître) l’assistance
et le secours charitable. Le type 1 fait l’objet de profondes transformations
assurées par la mise en œuvre d’innovations institutionnelles à caractère
instrumental nommées réformes ou rénovations (Lois de 2002, 2005, 2007, 2009).
Le type 2, a connu également des transformations substantielles notamment par
la collecte médiatisée de fonds ou de biens en nature et la promotion de
figures charismatiques (Restaurants du Cœur, Emmaüs, AFM). Le social du 3° type
fondé sur le contrat et le parcours d’insertion personnalisé (RMI, RSA) s’est
affirmé comme une politique sociale expérimentale, évaluable, et innovante[10].
Dans l’examen de cette transformation du référentiel, il faut noter deux formes
d’expérimentation : la première est l’expérimentation préalable à la mise
en œuvre d’une politique publique. Cette expérimentation a été conduite dans 34
départements volontaires mais sont impact a été relatif puisque que le
gouvernement Sarkozy n’a pas attendu la fin de l’expérimentation pour publier
et faire adopter le projet de loi sur le RSA[11].
La seconde est la recherche de solutions nouvelles en matière d’insertion et de
création d’activités et d’emplois (ANSA[12])
par le moyen des appels à projets. Le social du 4° type identifiable à partir
des notions de participation sociale et de développement collectif, d’empowerment, est le terrain de la
recomposition des places et de la créativité collective. Nous pouvons illustrer
ce type par l’expérience des Groupements d’entraide mutuelle (GEM), l’Insertion par l’activité économique (IAE)…les
initiatives de développement social urbain…Enfin, un 5° type est défini par la marchandisation des
services à la personne[13].
La loi du 26 juillet 2005 relative au développement des services à la personne,
dite « loi Borloo » a généralisé la mise en concurrence des opérateurs
tout en imposant des modalités d’amélioration de la qualité par l’évaluation
interne et externe[14]. Cette nouvelle
donne concurrentielle a provoqué des initiatives d’expérimentation de nouvelles
manières de penser la production de services, dans le champ de l’Economie
sociale et solidaire (ESS) notamment[15].
Nous pouvons aussi ajouter un « non type », le non recours qui peut générer
également des initiatives d’innovation institutionnelle[16].
L’institutionnalisation des innovations sociales
Examinons à présent
l’hypothèse de l’institutionnalisation de l’innovation sociale. Nous partons de
l’idée que les acteurs de la société civile, porteurs d’innovations
construisent des relations complexes, parfois ambigües avec les pouvoirs
publics. A la demande de reconnaissance et de moyens financiers, les pouvoirs
publics répondent en termes d’encadrement, de normalisation, de pilotage par
les instruments. Cette normalisation des innovations est particulièrement
visible pour l’IAE et l’injonction à l’évaluation de la performance; mais aussi
par l’introduction de l’évaluation randomisée imposée par Martin HIRSCH pour le
RSA et les appels à projets de l’ANSA
puis du FEJ[17].
On peut souligner la capacité des pouvoirs publics à capter la créativité
collective de la société civile pour enrichir et améliorer les politiques
publiques. La reconnaissance et la généralisation se traduisent ainsi par la
banalisation des innovations initiales et un encadrement des pratiques
(Recommandations de « bonnes pratiques » de l’ANESMS). Nous pouvons illustrer
ce propos avec un exemple : les Groupements d’Entraide Mutuelle (GEM) et le rôle
précurseur de l’association L’Autre Regard. L’Autre Regard est une association
rennaise fondée dans le contexte de la sectorisation psychiatrique pour offrir
aux personnes en souffrance psychique un espace d’autogestion de leurs activités
sociales et culturelles. Cette expérience a été présentée, parmi d’autres
initiatives innovantes, au premier ministre JP Raffarin au moment de la préparation
de la loi de 2005 sur le handicap. La réaction du premier ministre a été rapide
: « je prends et je signe pour la création de 200 GEM en France ». Nous avons là un exemple concret de
reconnaissance institutionnelle d’une initiative locale qui est ensuite généralisée
et intégrée aux actions publiques. Cette institutionnalisation se traduit par
des financements et des règlementations, sa mise en œuvre va offrir de
nouvelles opportunités et générer une transformation des pratiques et une
recomposition des places. Le tableau qui suit tente d’articuler les deux
typologies proposées en illustrant par des exemples les innovations identifiées.
Social
|
Type 1
|
Type 2
|
Type 3
|
Type4
|
Type 5
|
ISL
|
|
Caritatif
Rénové (RC)
|
IAE
CUI
|
GEM
Main Forte
Palliacom
|
SAD
Accueil petite
enfance
|
II
|
ARS
ANESM
MDPH
|
CMU
DALO
|
RMI
RSA
CUI
|
GEM
|
|
ITMG
|
|
|
|
Palliacom
|
SAD
Accueil petite
enfance
|
Conclusion
A partir de
cette réflexion autour de deux processus identifiés : la diversification
des formes du social par l’expérimentation; l’institutionnalisation des
innovations sociales, que pouvons-nous retenir comme pistes de réflexion sur
les effets de transformation sociale ? Nous considérons la transformation
sociale comme une modification substantielle des rapports économiques et
sociaux de production, de reproduction sociale, de protection sociale. A partir
de nos observations, nous pouvons identifier trois niveaux de transformation
sociale générés par des innovations sociales et institutionnelles. Tout d’abord,
on assiste à une recomposition des places autour de l’expertise d’usage, l’autodétermination
des acteurs, les capacités de mobilisation et de créativité collective. Ensuite,
on peut observer un lourd investissement des acteurs publics et privés pour rénover
des pratiques professionnelles, diffuser et faciliter l’appropriation d’idées
nouvelles, se familiariser avec de nouveaux instruments. Cette modernisation qui
touche les professions, les organisations et les institutions s’accompagne de
la mise en œuvre d’instruments de pilotage et d’outils de normalisation de l’action
(Evaluation, Recommandations de « bonnes pratiques »). Enfin, on
assiste à un processus continu d’actualisation des référentiels des politiques
publiques par absorption de discours et de principes d’action testés et évalués.
[1]
Richez-Battesti
N., Petrella F., Vallade D., (2012), L’innovation
sociale, une notion aux usages pluriels : Quels enjeux et défis pour
l’analyse ?, Revue Innovations, pp.15-36, n° 38,
2012/2.
[2] Ancien Haut
commissaire aux solidarités actives, Haut commissaire à la jeunesse,
aujourd’hui DG des Hôpitaux de Paris.
[3] Le droit à
l’expérimentation des politiques publiques a été acté dans la loi
constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 et mis en œuvre pour
l’expérimentation préalable du RSA.
[4]
Grenelle de l’insertion ; appel à projet Innovation sociale de la DIEISES,
expérimentation du RSA par 34 Départements, appel à projet du FEJ, fonds
d’expérimentation pour la jeunesse.
[5] MIT, Maison
Blanche ; Chaire savoirs contre pauvreté du Collège de France, 2008-2009.
[6] Les
politiques sociales au défi de l’innovation, Futuribles, 2009
[7] Discours de
J M BAROSSO du 20 janvier 2009.
[8] Marjorie
JOUEN, Les expérimentations sociales en Europe, vers une palette plus complète
et efficace de l’action
communautaire en faveur de l’innovation sociale, Notre Europe : www.notre-europe.eu. Marjorie JOUEN est depuis février 2010 Chef de cabinet
adjointe de la Présidente du Comité des régions de l’UE
[9] Revue
ESPRIT 2006
[10]
Aujourd’hui, le
bilan est plutôt mitigé (cf l’étude récente du centre d’étude de
l’emploi, peu d’activation, non-recours, échec dans la réduction de la
pauvreté).
[11] Guillaume ALLEGRE, L’expérimentation du revenu de
solidarité active entre objectifs scientifiques et politiques, Centre de
recherche en économie de Sciences Po-OFCE, N° 2009-36 Décembre 2009
[12]Agence
nouvelle des solidarités actives
[13]
SAD, Accueil de
la petite enfance (Thèse de Yannig Robin, UBO), crèches interentreprises, mode
de garde à horaires atypiques (Parentbouge35).
[14] Patricia
BOURHIS, La qualité de service de l’aide à domicile à destination des personnes
âgées, M2 DRSVH, UBO, 2014.
[15] Programme
EQUAL Marguerite, CRESS Bretagne
[16] Philippe
WARIN, Le non recours aux droits, Sociologies, 2012 (en ligne). Dispositif
PARADS : point d’accueil en réseau pour l’accès aux droits.
[17] Agence
nationale des solidarités actives, fonds d’expérimentation pour la jeunesse.
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