Au delà du cri et de la fureur, le traitement institutionnel des vulnérabilités juvéniles
Au
delà du cri et de la fureur, le traitement institutionnel des vulnérabilités juvéniles
Penser une sociologie du changement dans le champ de l’intervention et des
politiques sociales ?
1- Introduction
Dans cette
communication, nous proposons d’interroger et de manière exploratoire, à la
fois et les mettant en miroir, l’analyse
d’un objet et l’analyse du regard
sociologique sur cet objet. Nous partons de l’idée que le traitement
institutionnel des vulnérabilités juvéniles oscille au gré des alternances
politiques entre une logique éducative de prévention, d’accompagnement et d’insertion
fondée sur la compréhension et une logique répressive guidée par l’autorité, la
contention, voire la rétention. Ces orientations différenciées du programme
institutionnel suscitent la mobilisation d’acteurs, chercheurs, politiciens,
juristes, qui luttent pour faire prévaloir dans l’espace publique l’un ou l’autre des référentiels. Si nous déplaçons
notre regard au niveau de la traduction opérationnelle de ces programmes
institutionnels nous constatons qu’ils sont traversés par l’incertitude
souvent, l’échec parfois, la
recherche de solutions innovantes fréquemment. Ainsi, les discours publics
volontaristes occultent le désarroi des intervenants de première ligne face à
des jeunes qui leurs apparaissent insaisissables, réfractaires, singuliers. Les
multiples typologies énoncées pour caractériser les jeunes vulnérables tentent
de montrer l’adhésion ou l’écart aux dispositifs institutionnels, les processus
de décrochage social, qualifiés selon les auteurs par des concepts
sociologiques insistant sur telle ou telle dimension de la vulnérabilité (désaffiliation,
relégation, intégration inégale). Enfin, les démarches de recherche
partenariale ou recherche-action, recherche par les pairs, associant acteurs et
chercheurs vont permettre de dépasser une lecture surplombante et critique
toujours nécessaire, pour développer une réflexivité critique de l’expérience
partagée, donnant ainsi accès aux pratiques sociales et au sens que les acteurs
leur attribuent. A partir de ce bref panorama, nous pouvons saisir le
changement de l’intervention et des politiques sociales à plusieurs échelles et
en déduire une posture de la sociologie qui serait à la fois critique, compréhensive
et civique. Critique dans la conduite d’une analyse des politiques publiques et
de leur transformation ; compréhensive lorsqu’il s’agit d’interroger les
jeunes et les professionnels qui interviennent auprès d’eux ; civique
(publique au sens de Burawoy) lorsqu’il s’agit de conduire des démarches de
recherche partenariale et participative impliquant une pluralité d’acteurs afin de produire des connaissances sur
les actions et d’envisager leur réforme ou rénovation.
2- Le
traitement institutionnel des vulnérabilités juvéniles
Partons d’une première
idée pour éclairer les notions mobilisées pour titrer notre texte. La
conception et la mise en œuvre des actions publiques se traduisent non
seulement par l’élaboration d’un référentiel associant représentations et
traductions pratiques (MULLER P., 2003), elles exigent la définition de catégories,
cibles de l’action de transformation sociale. Ainsi, la manière de nommer les
jeunes, cibles de ces politiques publiques, fait l’objet d’un enjeu de définition
et de délimitation. De même, le chercheur s’impose un effort de formalisation
rigoureuse de ses catégoriques, théoriques et empiriques, pour s’extraire du
sens commun et de l’influence des manipulations symboliques du système
politico-médiatique. Il s’agit de
bâtir un regard critique et réflexif afin de produire des connaissances situées
et nourrir ainsi un débat scientifique qui peut aussi déboucher sur une
discussion de portée publique.
Notre titre, « Au
delà du cri et de la fureur », outre le plaisir de la référence à William
Faulkner, souligne la nécessité de dépasser les perceptions amplifiées et médiatisées
des comportements déviants des jeunes, pour examiner, dans la durée, le
traitement de ces déviances par les institutions. Nous retenons ici une définition
large de l’institution, qui n’est pas limitée aux institutions républicaines
(Justice, police, éducation), mais associe les acteurs collectifs capables de
promouvoir un modèle de société, se traduisant par une représentation
performative et un programme de mise en normes de comportements sociaux. Dans
ces conditions, les associations éducatives délégataires de services publics produisent
de l’institution.
Enfin, nous avons
qualifié les jeunes concernés par ces traitements de vulnérables. Ce concept « englobant »
permet de situer les jeunesses comme des processus de transition exposés à des
risques. Cette fragilité existentielle générée par la transition entre l’enfance
et l’âge adulte se traduit de différentes manières et par différents types
de risque : décrochage scolaire et désaffiliation, violence et maltraitance,
conduites addictives et déviances, délinquance. Les situations de vulnérabilité
peuvent être analysées d’un point de vue
individuel, conjoncturel, structurel. Nous pouvons alors trouver des éléments
d’analyse formulés en termes d’origine (sociale, ethnique, géographique) de
parcours (évènements biographiques), d’appartenance à des groupes, classes,
strates. Nous pouvons aussi analyser les vulnérabilités juvéniles en les situant
dans des conjonctures (phénomènes de crise sociale, économique) ou encore dans
des processus structurels de recomposition des systèmes résidentiels,
productifs, éducatifs (SOULET, 2005). Cette approche complexe et plurielle
permet de penser la vulnérabilité juvénile comme le résultat aléatoire et
instable de déterminismes sociaux, d’action collective et de capacités d’autodétermination.
Elle recouvre des manières de nommer les jeunes et les situations qu’ils vivent
qui sont le plus souvent formulées à partir d’une caractéristique principale.
Ces conceptions diversifiées permettent d’associer une situation de risque et
un traitement singulier. Illustrons notre propos par une liste non exhaustive
de ces appellations : jeunes en rupture scolaire (ou « décrocheurs »,
en insertion), jeunes des banlieues (en galère, bandes, zonards, sauvageons),
adolescents difficiles (en souffrance) ; délinquant (primo délinquant, récidiviste,
réitérant), enfance en danger (ou en risque de l’être) ; mineurs étrangers ;
jeunes marginaux (SDF, Routards) et enfin jeunes en risque de radicalisation.
Ces situations préoccupantes
vont générer un ensemble d’actions éducatives, préventives, répressives offrant
différentes manières de répondre, dans un cadre institutionnel donné, traditionnel
ou plus expérimental, des voies de résolution de problème. Le tableau présenté
en annexe illustre la « gamme » des réponses mise en œuvre, leurs
principes d’action et leurs supports éducatifs. Si ces réponses
institutionnelles sont mobilisées en situation. C’est-à-dire à partir d’un
effort de caractérisation des difficultés rencontrées par le jeune et des
solutions qui apparaissent au système d’acteurs de la prise en charge la plus
appropriée.
Abordons à présent différentes
manières de concevoir une sociologie du traitement institutionnel des vulnérabilités
juvéniles. Nous identifions différentes postures de recherche situées à
plusieurs échelles.
3- Une
Sociologie critique de l’Etat policier
Au plan macro sociologique,
nous pouvons identifier de manière sélective (il ne s’agit pas ici de faire une
revue de littérature exhaustive), les fondements d’une sociologie de l’Etat
policier. Cette sociologie se distingue d’une criminologie experte au service
des institutions (Justice, police, collectivités territoriales) illustrée par
exemple par le controversé Alain Bauer (professeur au CNAM) ou encore les
prestations de clinique criminologique auprès des tribunaux. Elle se définit
par une analyse critique de la délinquance juvénile et de son traitement (MUCCHIELLI,
2014), de la confrontation violente entre des jeunes des quartiers populaires
et des forces de l’ordre (BOUCHER, 2013), ou encore la construction de carrières
institutionnelles de jeunes sous main de justice (MILBURN, 2012).
Lorsque Laurent
Mucchielli analyse les données statistiques de la délinquance des mineurs (MUCCHIELLI,
2010) il prend la précaution de situer ses analyses au regard de la diversité
des sources (données institutionnelles, enquêtes de victimisation, délinquance
auto-déclarée), de la fragilité des données institutionnelles et les pièges de
leur usage médiatique. Il indique également que les données et leurs
comparaisons annuelles sont dépendantes, d’une part, de la productivité des
services de l’Etat, des réformes judicaires d’autre part. Sa caractérisation
classique (âge, sexe, type de délit) de l’évolution générale de la délinquance
juvénile repose sur la description et l’analyse de données statistiques, puis l’élaboration
de d’hypothèses sur les parcours (entrée et sortie), l’intensité et les
processus qui peuvent expliquer la
croissance du nombre de mineurs mis en cause principalement pour des vols
simples et vols avec violence. Les données statistiques permettent de « dédramatiser »
le phénomène en soulignant que les crimes graves représentent 1% du total de la
délinquance enregistrée par la police (Meurtre, viols, vol à main armée). Il
souligne ainsi que : « Le cœur
de la délinquance juvénile demeure donc la question de la compétition pour la
possession de richesses. Dès lors, dans une société de plus en plus inégalitaire,
il serait assez logique que cette compétition soit plus âpre, c’est-à-dire de
plus en plus violente. Reste à savoir si ces vols souvent accompagnés de violence
sont réellement beaucoup plus nombreux, ou bien s’ils sont surtout davantage
incriminés et poursuivis ou bien les deux. Encore une fois, il ne faut jamais
oublier que lorsque le droit change, la délinquance qu’il définit change
fatalement aussi ». P. 3
Il déduit de ses
analyses deux hypothèses complémentaires : le processus de ghettoïsation
qui frappe les jeunes des quartiers populaires, dont une part importante de
jeunes issus de l’immigration qui y vivent ; la frénésie judiciaire qui
pousse à un durcissement de la justice des mineurs et à la transformation
progressive du référentiel oscillant entre logique éducative fondée sur la prévention
et la protection et une logique plus répressive se traduisant par des
dispositif de contention et d’enfermement. Laurent Mucchielli développe une lecture fine des données
statistiques située dans une analyse critique du système institutionnel qui offre
un cadre d’analyse global et qui invite à déconstruire les discours, rejeter
les idées reçues, regarder autrement les relations construites entre des jeunes
vulnérables et des institutions régaliennes.
Cette approche
holistique peut s’enrichir d’études
qualitatives, situées empiriquement sur des territoires ou des institutions, et
qui offrent l’opportunité d’appréhender les processus « de l’intérieur »
et ainsi de mieux les comprendre. A ce titre, le travail ethnographique de
Didier Fassin sur la police des quartiers (FASSIN, 2011) ou encore les différentes
études de Manuel Boucher (BOUCHER, 2013) sur la confrontation entre jeunes des
quartiers et forces de l’ordre permettent de saisir, au quotidien, la formation
d’un conflit central fondé sur l’incompréhension, la discrimination, voire la réification
réciproque. D’autres travaux (MILBURN, JAMET, 2013), proposent une lecture de
la justice des mineurs et notamment de la désynchronisation du temps des jeunes
et du temps judiciaire ce qui induit un décalage abyssal entre l’expérience vécue
du jeune et le fonctionnement de la bureaucratie judiciaire. Ces travaux
permettent de penser les carrières délinquantes comme en partie déterminées par
un rapport difficile aux institutions.
Ces travaux ciblés,
nous montrent que le traitement institutionnel des vulnérabilités juvéniles est
analysable de différentes manières et que la combinaison de postures et de
regards peut constituer un moyen crédible, exigeant et rigoureux, pour développer
une lecture critique et distanciée.
Ce travail d’analyse globale du système que nous pouvons la qualifier de
« lecture critique plurielle » constitue une base de
contextualisation et construction de cadres d’analyse généraux.
Deux autres postures
sont identifiables, elles ne sont pas contradictoires mais complémentaires. L’une
se situe à un niveau micro-sociologique, l’autre à un niveau méso-sociologique :
la mise en œuvre d’une sociologie compréhensive des jeunes et de leurs parcours ;
la réalisation de monographies de dispositifs expérimentaux et innovants dans
le cadre de recherches monographiques, partenariales et participatives.
4- Une
sociologie compréhensive des parcours de jeunes
Valérie Becquet dans
son étude des vulnérabilités juvéniles (BECQUET, 2012) définit la vulnérabilité
juvénile sous différents aspects des processus personnels et structurels de
transition biographique et de l’exposition aux risques. A partir d’une revue de
littérature, elle se livre ensuite à la construction de figures différenciées des
vulnérabilités juvéniles. Comme c’est souvent le cas dans ce type d’approche,
elle isole trois catégories : les vaincus, les galériens, les errants. Les
vaincus sont définis à partir de l’épreuve scolaire qui les a humilié, méprisés
et les à conduit au décrochage et à la relégation. Cette figure est le produit
du tri scolaire et social opéré par les institutions éducatives qui apparaissent
comme un système maltraitant qui sépare ainsi « le bon grain de l’ivraie ».
Ces jeunes sont les cibles privilégiées des politiques publiques d’insertion
sociale et professionnelle qui leur offrent des opportunités d’expérimenter,
dans le cadre d’emplois aidés, de nouvelles perspectives. La figure des galériens,
est de notre point de vue probablement proche de la précédente, mais elle est définie
par l’ancrage territorial dans des cités de relégation. L’espace résidentiel « sensible »
(stigmatisation et ghettoïsation) est le support identitaire d’une expérience
sociale faite d’incertitude, de transgression, voire d’inscription dans une économie
informelle ou clandestine. Ces jeunes en survie (DUBET, 1987) peuvent emprunter des voies
diverses, l’inscription dans des sociabilités déviantes et délinquantes
ou rejoindre par l’effort d’insertion professionnelle la classe des
travailleurs précaires. Enfin, le jeune « errant » est une figure
emblématique des nouvelles formes de pauvreté urbaine. Ici l’ancrage
territorial a laissé place à la mobilité et au mode de vie marginal et précaire.
Ces jeunes en errance, cible des
services de prévention et services de l’urgence sociale, ont souvent connu des
ruptures familiales et des prises en charge au titre de la protection de l’enfance.
Cette approche par l’identification de figures générales permet de repérer des
formes de vulnérabilité générées par des processus structurels de sélection ;
de ségrégation socio-spatiale ou encore de désaffiliation.
S’inscrivant dans une
tradition de la recherche sur la pauvreté (MESSU, PAUGAM, DUVOUX) Virginie
Muniglia et Céline Rothé (MUNIGLIA, ROTHE, 2012) interrogent les rapports différenciés
des jeunes aux dispositifs d’aide. Ces travaux construits à partir de méthodes
d’analyse des entretiens biographiques réalisés dans différents contextes
territoriaux et inspirés par l’étude des constructions identitaires de Claude
DUBAR (DUBAR, 1992) tentent de caractériser les profils types de jeunes afin de
déceler les processus à l’œuvre. Si la présentation de ces types peut apparaître
caricaturaux car ils réduisent la complexité des expériences singulières à des
traits saillants, ils offrent néanmoins des scénarios explicites mettant en
lumière ce qui se joue entre différentes jeunesses et les pouvoirs publics.
Jouant par effet de distinction et de caractérisation avec les catégories types
proposées par Paugam (fragilité négociée, intériorisée) ou Castel (la désaffiliation)
elles identifient trois types de rapports aux systèmes d’aide sociale :
les conventionnels, les renversés, les désaffiliés. L’intérêt de leur approche
et la contribution qu’elles apportent au renouvellement de cette lecture de
trajectoire type et d’observer la vulnérabilité non seulement au regard de la
précarité économique et sociale mais de prendre en considération les soutiens
familiaux ou leur absence. Ainsi, pour les « conventionnels » leur
adhésion aux systèmes d’aide est soutenue par une protection et un soutien
affectif et financier d’une famille très présente pour réduire les risques. La
situation des « renversés » est tout autre puisqu’ils vivent une
rupture avec leur milieu familial, n’ont pas été préparés à l’usage des aides sociales
et vivent leur situation comme un déclassement. Les « désaffiliés »
que l’on peut aussi désigner de marginaux, vivent l’urgence sociale et sont inscrits durablement dans
une vie précaire assistés par les aides sociales. Ils maîtrisent un mode de vie
marginal fait de manche, de squats, de convivialité déviante. Ces observations sur
les rapports que ces jeunes vulnérables entretiennent avec les systèmes d’aide
et leur impact sur leur trajectoire permettent de mieux comprendre le recours
et le non recours et de considérer aussi l’importance des soutiens familiaux
dans la prévention des risques chez les jeunes rencontrant des difficultés d’insertion
sur le marché du travail.
La recherche par les
pairs initiée par un collectif de chercheurs et de jeunes issus de la
protection de l’enfance est d’une autre nature (ROBIN Pierrine, DELCROIX Sylvie
et Collectif de recherche par les
pairs, 2014). Cette étude du passage à l’âge adulte de jeunes faisant l’objet
de mesures de protection de l’enfance est originale dans la mesure où la
configuration du collectif de recherche génère à la fois des obstacles et défis
épistémologiques et méthodologiques inhérent au principe de participation
paritaire et rend aussi possible l’expérimentation
d’une posture de recherche novatrice propice à la réflexivité collective.
Enseignants chercheurs, praticiens chercheurs, chercheurs pairs sont engagés
dans une démarche de construction collective fondée sur l’apprentissage, l’analyse partagée, la
validation collective des hypothèses révélées par l’enquête (entretiens
biographiques). Notons aussi la mobilisation d’outils facilitateurs d’engagement,
d’introspection et de participation (photo langage, autobiographie raisonnée).
La recherche par les pairs agit en quelque sorte de manière simultanée sur l’objet
et sa construction et sur les sujets de l’action de recherche qui doivent
reconsidérer leur posture, faire un travail sur eux-mêmes, avec des pairs
et avec un tiers collectif à l’occasion
(chercheur colelctif).
5- Une
Sociologie des dispositifs territorialisés expérimentaux et innovants
Les approches
monographiques développées par Bertrand Ravon et Christian Laval sur les
dispositifs d’aide aux adolescents difficiles (RAVON, LAVAL, 2015) sont situées
à un autre niveau d’analyse. Développant
une sociologie pragmatique des problèmes publics, ils prennent en considération
les compétences sociales des acteurs qui construisent en marge, à côté ou
contre les institutions défaillantes, des dispositifs de prise en charge des
adolescents difficiles. Par ces dispositifs territorialisés, situés au
croisement du sanitaire et du social, tentent d’explorer de nouvelles formes de
travail en proximité avec les adolescents. Maison des adolescents, point d’écoute
des jeunes, Relais accueil familial et thérapeutique, sont des exemples de
dispositifs expérimentaux qui viennent compenser les insuffisances des
politiques et dispositifs publics classiques.
Ainsi en regardant le
processus de construction de ces dispositifs territorialisés et les décrivant finement,
les auteurs offrent au lecteur la possibilité de saisir ce qui se joue concrètement
dans l’expérimentation de solutions nouvelles répondant aux impensés du
programme institutionnel. C’est sur les territoires, par la mobilisation de
systèmes d’acteurs complexes que se définissent de nouvelles modalités de l’action
éducative, sociale et médico-sociale dans la rencontre avec des jeunes pris en
charge à partir de leur situation réelle de souffrance, de risque, de
marginalisation. Il ne s’agit pas ici de construire une représentation typée et
opératoire du jeune vulnérable à traiter mais de construire, dans la relation
des avancées concrètes et réalisables rendues possibles par la mobilisation créative
d’acteurs en interaction avec ces jeunes.
Les recherches actions
que nous avons réalisées avec les acteurs de la prévention spécialisée (PENVEN,
2013) ou encore les recherches partenariales sur l‘expérimentation et l’innovation
sociale (PENVEN, 2016) relèvent d’une démarche analogue même si les méthodes
mobilisées peuvent varier d’un terrain à l’autre. Il s’agit bien d’identifier
par l’effort de réflexion partagée une lecture des processus collectifs à l’œuvre
sur des territoires définis par les acteurs eux-mêmes ou par les politiques
publiques. La démarche monographique permet non seulement de produire des
descriptions fines des situations vécues par les acteurs ; elle est aussi
un point d’appui pour construire, par un effort de réflexivité individuelle et
collective, une analyse critique des pratiques (et des discours) puis d’en
retirer des enseignements utiles pour rénover ces pratiques, promouvoir des
approches alternatives, valoriser des scénarios d’utilité sociale répondants
aux enjeux de repositionnement des institutions sociales et médicosociales.
Cette analyse de formes institutionnelles en construction, située à un niveau de proximité avec les
acteurs, permet de saisir de l’intérieur leur créativité (JOAS, 1999), leurs
capacités d’engagement et les compétences qu’ils mobilisent.
6- Conclusion :
articuler les échelles et les postures
Par ce rapide tour d’horizon
des échelles et des postures nous avons souligné la richesse et la diversité
des travaux sociologiques sur les vulnérabilités juvéniles. Nous avons utilisé
quelques catégories classiques pour désigner ces travaux en croisant échelle
territoriale (du sociétal à l’individu singulier en passant par les territoires
de l’action des acteurs et des dispositifs) avec des postures sociologiques
différenciées (critique, compréhensive, participative et civique) et des méthodologies
variées (Analyse des données statistiques, analyse institutionnelle,
observation ethnographique, analyse biographique et typologique, monographie de
dispositifs et de réseaux d’acteurs).
Il ne s’agit pas ici de
définir une posture privilégiée et d’en recommander l’usage. Elles sont
diverses et légitimes. Chaque équipe de recherche, en fonction de ses centres d’intérêt
et des contraintes qui pèsent sur elles, sont en mesure de négocier une place,
de la défendre et de la consolider par un effort de recherche au long cours.
Mon propos vise
davantage à trouver la voie permettant de penser le changement de la sociologie
de l’intervention sociale et des politiques sociales. Nous avons été nombreux à
nous intéresser à la rénovation des politiques publiques et à leurs
implications sur la participation sociale et citoyenne des personnes vulnérables.
Nous en avons retiré un certain
nombre d’enseignements pour comprendre la dynamique des institutions et des
professions. Cette lecture par la rénovation (Lois de 2002, 2005, 2007, 2009)
et ses effets pacificateurs et progressistes (l’autodétermination, la
citoyenneté, la participation sociale), apparaît aujourd’hui remise en cause
par de puissants mouvements de restructuration, voire de déstabilisation d’un
ordre social fondée sur un Etat protecteur et régulateur.
Dans ces
conditions, produire le changement
dans notre manière de faire une sociologie de l’intervention et des politiques
sociales suppose de « naviguer dans cette tempête[1]
» à plusieurs échelles en adoptant des postures sociologiques différentes.
Ces postures
sociologiques ne sont pas de notre point de vue à opposer mais à articuler de
manière à saisir la complexité des arrangements institutionnels, la singularité
des parcours des jeunes, la créativité des acteurs en situation d’expérimentation
sur les territoires. Autrement dit, une démarche monographique nécessairement
localisée ne peut faire l’impasse sur une approche globale des contextes d’émergence
et de mise en œuvre des politiques
publiques et de leurs réformes. De même, une analyse des politiques sociales et
médico-sociales de portée générale risque de s’épuiser par la manipulation stérile
et récurrente de modèles et concepts non référés à des études de terrain empiriques
actualisées.
Enfin, une troisième
voie, prometteuse, et de confirmer les intuitions des recherches participatives
et partenariales (Recherche-action, recherche par les pairs, recherche pour l’appropriation
sociale des sciences, incubateurs universitaires) qui offrent l’opportunité de
conduire, non seulement des analyses critiques à différentes échelles, des enquêtes
de terrains en proximité avec les acteurs concernés, mais aussi inscrivent les processus
de recherche partagée dans une perspective civique (publique au sens de
Burawoy) et d’utilité sociale.
Penser l’avenir de la
sociologie de l’intervention sociale et des politiques sociales peut s’enrichir
des propositions de Michael Burawoy (BURAWOY) qui interroge la place de la
sociologie au regard d’un processus implacable et généralisé de marchandisation
du monde.
« Le monde a besoin d’une sociologie publique engageant
des publics de toutes les parties du globe : une sociologie qui repose sur
les épaules d’une sociologie académique dynamique, inspirée par une sociologie
critique essentielle, tout en demandant à la sociologie de l’expertise de
rendre compte des actions politiques » (BURAWOY, 2014)
Ce mouvement de
rationalisation et de marchandisation général se traduit dans le champ social
et médico-social par une pression de l’idéologie managériale et gestionnaire (CHAUVIERE,
2014 ; ROBIN, 2016), des restrictions budgétaires drastiques, et enfin la
mise en cause de régulations collectives (individualisation). Dans ce contexte
de déstabilisation des dispositifs et des acteurs, l’utilité d’une sociologie
de l’intervention et des politiques sociales réside dans sa capacité à produire
une lecture critique des transformations du monde social et politique à
plusieurs échelles en luttant contre les mystifications néolibérales qui
justifient le démantèlement des solidarités instituées. Elle doit aussi
contribuer à la compréhension de l’expérience vécue des acteurs et notamment
les acteurs qui vivent la violence sociale (Exploitation, discrimination,
domination) en leur donnant des clés d’analyse pour l’émancipation. Elle doit
enfin contribuer par l’enquête (DEWEY, 2010) et l’effort de réflexivité
collective à la construction d’un monde de biens communs (ORSTROM 2010 ;
DARDOT, LAVAL, 2014) résistant à
la marchandisation généralisée du monde et de l’humain.
7- Bibliographie
FASSIN Didier, La force de l’ordre, une
anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011, 392p.
BECQUET Valérie, Les
jeunes vulnérables : essai de définition, AGORA, 2012/3 N°62 pp. 51-64
BOUCHER Manuel,
Casquettes contre képis, enquête sur la police de rue et l’usage de la force
dans les quartiers populaires, L’Harmattan, 2013, 447p.
DUBET François, La galère,
jeunes en survie, Fayard, 2005, 503p.
BURAWOY Michael, L’avenir
de la sociologie, SociologieS, 2014
CHAUVIERE Michel, Trop
de gestion tue le social, La découverte, 2007,
DARDOT Pierre, LAVAL
Christian, Commun, essai sur la révolution au XX° siècle, La Découverte, 2014,
400p.
JAMET L. MILBURN P., La
prévention de la récidive comme secteur de l’action institutionnelle :
processus d’ajustements entre acteurs, normes et pratiques, Rapport de
recherche, GIP Justice, 2012
MUCCHIELLI Laurent, L’évolution
de la délinquance juvénile en France, Sociétés contemporaines, 53, 2004, pp.101-134
MUCCHIELLI Laurent,
Sociologie de la délinquance, Armand Colin, 2014, 220p.
MUNIGLIA Virginie,
ROTHE Céline, Jeunes vulnérables : quels usages des dispositifs d’aide ?,
AGORA, 2012/3, N° 62, pp. 65-79
PENVEN Alain,
Sociologie de l’action créative, expérimentation et innovation sociale, L’Harmattan,
2016, 233p.
RAVON Bertrand, LAVAL
Christian, L’aide aux adolescents difficiles, chronique d’un problème public,
ERES, 2015, 187p.
ROBIN Pierrine,
DELCROIX Sylvie et collectif de recherche par les pairs, Rapport pour l’ONED :
Une recherche par les pairs sur la transition à l’âge adulte au sortir de la
protection de l’enfance, 2014, 234p.
SOULET Marc Henri,
Reconsidérer la vulnérabilité, EMPAN, 2005/4 N°60
8- Annexe :
Tableau 1- Dispositifs,
supports et logiques institutionnelles
Types de dispositifs
|
Prévention
Milieu « ouvert »
Assistance éducative
Médiation
Réussite éducative
|
Placement
Familial
Maison d’accueil
|
CEF
CER
Quartier des mineurs
|
Alternatives :
Séjours de rupture, expériences artistiques
|
Médiation scolaire, formation
Insertion sociale et professionnelle
|
Supports
|
Relation éducative
Activités culturelles, sportives, professionnelles
Soutien scolaire
|
Accueil et protection
Suppléance familiale
|
Contrôle
Mise à l’écart
Traitement du comportement
« redressement »
sous main de justice
|
Sports, voyage, projet humanitaire
Projet artistique
|
Reprise d’études,
formation professionnelle
Contrats aidés
|
Logiques
|
Prévention
Education
|
Protection
Education
|
Contention
Enfermement
|
Distanciation
Aventure
|
Insertion
Formation
|
Institutions
|
Département
Education nationale
|
Département et Associations de Sauvegarde
|
Ministère de la justice, PJJ, Associations conventionnées
|
Département et associations conventionnées
|
Mission Locale
Réseaux associatifs
|
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